2 novembre 2022 3 02 /11 /novembre /2022 22:54

 

 

Maurice Rollinat (1846-1903) poète français 

Recueil : Paysages et paysans (1899).


 

Les trois noyers


Qui les planta là, dans ces flaques,

Au cœur même de ces cloaques ?

Aucun ne le sait, mais on croit

Au surnaturel de l'endroit.

 

Narguant les ans et les tonnerres,

Les trois grands arbres centenaires

Croissent au plus creux du pays,

Aussi redoutés que haïs.

 

À leur groupe un effroi s'attache.

Nul n'oserait brandir sa hache

Contre l'un de ces trois noyers

Qu'on appelle les trois sorciers.

 

Car, si le hasard les rassemble,

Il fait aussi qu'ils se ressemblent :

Ils sont d'aspect énorme et rond,

Jumeaux de la tête et du tronc.

 

Ils ont la même étrange mousse,

Et le même gui monstre y pousse.

Ils sont également tordus,

Bossués, ridés et fendus.

 

Et, de tous points, jusqu'au gris marbre

De leur écorce, les trois arbres

Pour les yeux forment en effet

Un trio sinistre parfait.

 

Par le glacé de leur ombrage

Ils rendent à ce marécage

L'humidité qu'y vont pompant

Leurs grandes racines-serpent.

 

Au-dessus du jonc et de l'aune

Leur feuillage verdâtre et jaune

Tour à tour fixe et clapotant

Est tout le portrait de l'étang.

 

On ne voit que le noir plumage

Du seul corbeau dans leur branchage ;

Et c'est le diable, en tapinois,

Qui, tous les ans, cueille leurs noix.

 

On dit qu'ils ont les facultés,

Les façons de l'humanité,

Qu'ils parlent entre eux, se déplacent,

Qu'ils se rapprochent, s'entrelacent.

 

On ajoute, même, tout bas,

Qu'on les a vus, du même pas,

Cheminer roides, côte à côte,

Dressant au loin leur taille haute.

 

Et l'on prétend que leurs crevasses,

Autant d'âpres gueules vivaces,

Ont fait plus d'un repas hideux

Des pâtres égarés près d'eux.

 

Enfin, tous trois ont leur chouette

Qui, le jour, n'étant pas muette,

Pousse des plaintes de damné

Dès que le ciel s'est charbonné.

 

Et chacune prédit un sort :

L'une clame la maladie,

Une autre annonce l'agonie,

La troisième chante la mort.

 

C'est pourquoi, funeste et sacrée,

L'horreur épaissit désormais

Leur solitude. Pour jamais

On se sauve de leur contrée !

Maurice Rollinat (1846-1903) - poète français - Les trois noyers
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