Tristan Derème, (de son vrai nom Philippe Huc, 1889-1941) poète français,
Recueil : Les noix
La chouette
Dans un grand noyer habitait une chouette.
C’est elle qui nous dénonçait à l’oncle Théodore
quand nous avions mangé des noix.
Vous ne me croyez pas ?
Je vous supplie d’entendre mon histoire.
On nous avait donc défendu de manger des noix, sinon au dessert ;
et l’oncle Théodore nous avait dit gravement :
"Si vous désobéissez, je serai prévenu par la chouette, qui est vigilante.
Elle habite le noyer. Vous ne la voyez pas mais elle vous voit,
et si vous prenez une seule noix, dès que vous oserez arracher
cette peau épaisse et verte qui enveloppe la coquille, elle vous lancera
sur les doigts l’un de ses regards redoutables et je saurai tout."
Nous étions fort interdits.
Pendant plusieurs jours,
nous n’osâmes toucher à ces fruits défendus.
Mais il nous vint ensuite à l’idée que l’oncle, pour nous effrayer,
avait sans doute exagéré beaucoup le pouvoir de la chouette.
Au demeurant, cet oiseau devait se soucier assez peu de faire punir
des enfants qu’elle ne connaissait que de vue. Bref, un soir affreux,
mon oncle, à table, considérant mon pouce et mon index :
"La chouette, dit-il, a regardé tes doigts !
Le feu de son œil les a noircis. Qu’as-tu fait ?"
J’avouai en pleurant.
Ne me dites pas que c’est la peau des noix qui a fait de telles taches.
Je le sais maintenant. Je l’ignorais alors.
L’année suivante, sous l’arbre, et redoutant toujours le regard
dangereux, je mis les vieux gants de mon oncle et constatai le soir,
délicieusement, que les yeux de l’oiseau ne perçaient pas le cuir.