27 mai 2024 1 27 /05 /mai /2024 22:27


 

 

Jules Laforgue (1860-1887) poète franco-uruguayen symboliste

 

Complainte des pianos qu'on entend dans les quartiers aisés


Menez l'âme que les Lettres ont bien nourrie,

Les pianos, les pianos, dans les quartiers aisés !

Premiers soirs, sans pardessus, chaste flânerie,

Aux complaintes des nerfs incompris ou brisés.

 

Ces enfants, à quoi rêvent-elles,

Dans les ennuis des ritournelles ?

 

" Préaux des soirs,

Christs des dortoirs !

 

" Tu t'en vas et tu nous laisses,

Tu nous laiss's et tu t'en vas,

Défaire et refaire ses tresses,

Broder d'éternels canevas. "

 

Jolie ou vague ? triste ou sage ? encore pure ?

Ô jours, tout m'est égal ? ou, monde, moi je veux ?

Et si vierge, du moins, de la bonne blessure,

Sachant quels gras couchants ont les plus blancs aveux ?

 

Mon Dieu, à quoi donc rêvent-elles ?

A des Roland, à des dentelles?

 

- " Coeurs en prison,

Lentes saisons !

 

" Tu t'en vas et tu nous quittes,

Tu nous quitt's et tu t'en vas !

Couvent gris, choeurs de Sulamites,

Sur nos seins nuls croisons nos bras. "

 

Fatales clés de l'être un beau jour apparues ;

Psitt ! aux hérédités en ponctuels ferments,

Dans le bal incessant de nos étranges rues ;

Ah ! pensionnats, théâtres, journaux, romans !

 

Allez, stériles ritournelles,

La vie est vraie et criminelle.

 

" Rideaux tirés,

Peut-on entrer?

 

" Tu t'en vas et tu nous laisses,

Tu nous laiss's et tu t'en vas,

La source des frais rosiers baisse,

Vraiment ! Et lui qui ne vient pas... "

 

Il viendra ! Vous serez les pauvres coeurs en faute,

Fiancés au remords comme aux essais sans fond,

Et les suffisants coeurs cossus, n'ayant d'autre hôte

Qu'un train-train pavoisé d'estime et de chiffons.

 

Mourir ? peut-être brodent-elles,

Pour un oncle à dot, des bretelles ?

 

"- Jamais ! Jamais !

Si tu savais!

 

" Tu t'en vas et tu nous quittes,

Tu nous quitt's et tu t'en vas,

Mais tu nous reviendras bien vite

Guérir mon beau mal, n'est-ce pas? "

 

Et c'est vrai ! l'Idéal les fait divaguer toutes,

Vigne bohème, même en ces quartiers aisés.

La vie est là ; le pur flacon des vives gouttes

Sera, comme il convient, d'eau propre baptisé.

 

Aussi, bientôt, se joueront-elles

De plus exactes ritournelles.

 

" - Seul oreiller !

Mur familier !

 

" Tu t'en vas et tu nous laisses,

Tu nous laiss's et tu t'en vas.

Que ne suis-je morte à la messe !

Ô mois, ô linges, ô repas ! "
 

Jules Laforgue (1860-1887) - poète franco-uruguayen symboliste - Complainte des pianos
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