Jules Laforgue (1860-1887) poète franco-uruguayen symboliste
Dimanches (V)
N'achevez pas la ritournelle,
En prêtant au piano vos ailes,
Ô mad'moiselle du premier.
Ça me rappelle l'Hippodrome,
Où cet air cinglait un pauvre homme
Déguisé en clown printanier.
Sa perruque arborait des roses,
Mais, en son masque de chlorose,
Le trèfle noir manquait de nez !
Il jonglait avec des coeurs rouges
Mais sa valse trinquait aux bouges
Où se font les enfants mort-nés.
Et cette valse, ô mad'moiselle,
Vous dit les Roland, les dentelles
Du bal qui vous attend ce soir !....
- Ah ! te pousser par tes épaules
Décolletées, vers de durs pôles
Où je connais un abattoir !
Là, là, je te ferai la honte !
Et je te demanderai compte
De ce corset cambrant tes reins,
De ta tournure et des frisures
Achalandant contre-nature
Ton front et ton arrière-train.
Je te crierai : " Nous sommes frères ! "
" Alors, vêts-toi à ma manière,
" Ma manière ne trompe pas ;
" Et perds ce dandinement louche
" D'animal lesté de ses couches,
" Et galopons par les haras !
Oh ! vivre uniquement autochtones
Sur cette terre (où nous cantonne
Après tout notre être tel quel !)
Et sans préférer, l'âme aigrie,
Aux vers luisants de nos prairies
Les lucioles des prés du ciel ;
Et sans plus sangloter aux heures
De lendemains, vers des demeures
Dont nous nous sacrons les élus.
Ah ! que je vous dis, autochtones !
Tant la vie à terre elle est bonne
Quand on n'en demande pas plus.