Friedrich Schiller (1759-1805) poète, dramaturge, esthète et historien allemand
Traduction par Xavier Marmier.
1854
Le pouvoir du chant
par Schiller
Voyez le torrent qui tombe du haut des rocs : il descend avec
le bruit de la foudre, entraînant dans sa course les pierres de
la montagne et les troncs des chênes. Le voyageur étonné
écoute ce fracas avec un plaisir mêlé de terreur. Il entend le
mugissement des flots et ne sait d’où ils viennent. Ainsi le
chant s’échappe d’une source qu’on n’a jamais découverte.
Qui peut expliquer la magie du poëte uni aux redoutables êtres
dont le pouvoir dirige les fils de la vie ? Qui peut résister à
ses accords ? Comme s’il tenait entre les mains la baguette du
messager des Dieux, il gouverne le cœur ému, il le fait
descendre dans l’empire des morts, il l’élève vers le ciel, il le
conduit de pensée en pensée et le berce entre les sentiments
sérieux et légers.
Quelquefois, dans les cercles de la joie pénètre tout à coup,
avec sa nature mystérieuse et gigantesque, un affreux destin.
Alors toutes les grandeurs de la terre s’inclinent devant cet
hôte étranger. Les vaines rumeurs de la joie se taisent, tout
masque tombe, et devant l’image victorieuse de la vérité toute
œuvre de mensonge disparaît.
Ainsi, lorsque le chant résonne, l’homme se dégage de tout vain
fardeau, pour prendre sa dignité intellectuelle et sentir une
force sainte. Aussi longtemps que dure la magie des chants, il
se sent plus près des Dieux ; rien de terrestre ne doit arriver
à lui, toute autre puissance doit rester muette, nulle douleur ne
l’atteint, et les rides de la sollicitude s’effacent.
De même qu’après les larmes d’une longue séparation, après
les désirs sans espoir, un enfant se précipite sur le cœur de sa
mère avec les larmes du repentir ; de même le chant ramène
des régions étrangères le cœur fugitif, au bonheur de son
innocence ; les froides règles le glaçaient, la nature fidèle le
réchauffe.