Johann Wolfgang von Goethe (1749- 1832) poète, romancier, dramaturge, théoricien de l’art et homme d’État allemand
Traduit par Gérard de Nerval (1808-1855) poète, conteur, auteur dramatique,
La puissance du chant
par Goethe
Un torrent s’élance à travers les fentes des rochers et vient
avec le fracas du tonnerre. Des montagnes en débris suivent
son cours, et la violence de ses eaux déracine des chênes : le
voyageur étonné entend ce bruit avec un frémissement qui n’est
pas sans plaisir ; il écoute les flots mugir en tombant du
rocher, mais il ignore d’où ils viennent. Ainsi l’harmonie se
précipite à grands flots, sans qu’on puisse reconnaître les
sources d’où elle découle.
Le poète est l’allié des êtres terribles qui tiennent en main les
fils de notre vie : qui donc pourrait rompre ses nœuds magiques
et résister à ses accents ? Il possède le sceptre de Mercure,
et s’en sert pour guider les âmes : tantôt il les conduit dans le
royaume des morts ; tantôt il les élève, étonnées, vers le ciel,
et les suspend, entre la joie et la tristesse, sur l’échelle
fragile des sensations.
Lorsqu’au milieu d’un cercle où règne la gaieté, s’avance tout à
coup, et tel qu’un fantôme, l’impitoyable destin : alors tous les
grands de la terre s’inclinent devant cet inconnu qui vient d’un
autre monde ; tout le vain tumulte de la fête s’abat, les
masques tombent, et les œuvres du mensonge s’évanouissent
devant le triomphe de la vérité.
De même, quand le poëte prélude, chacun jette soudain le
fardeau qu’il s’est imposé, l’homme s’élève au rang des esprits
et se sent transporté jusqu’aux voûtes du ciel : alors il
appartient tout à Dieu, rien de terrestre n’ose l’approcher, et
toute autre puissance est contrainte à se taire. Le malheur n’a
plus d’empire sur lui ; tant que dure la magique harmonie, son
front cesse de porter les rides que la douleur y a creusées.
Et comme après de longs désirs inaccomplis, après une
séparation longtemps mouillée de larmes, un fils se jette enfin
dans le sein de sa mère, en le baignant des pleurs du repentir ;
ainsi l’harmonie ramène toujours au toit de ses premiers jours,
au bonheur pur de l’innocence, le fugitif qu’avaient égaré des
illusions étrangères, elle le rend à la nature, qui lui tend les
bras pour réchauffer son génie glacé par la contrainte des
règles.