Théophile Gautier (1811-1872)
Sur le Carnaval de Venise III - Carnaval
Venise pour le bal s'habille.
De paillettes tout étoilé,
Scintille, fourmille et babille
Le carnaval bariolé.
Arlequin, nègre par son masque,
Serpent par ses mille couleurs,
Rosse d'une note fantasque
Cassandre son souffre-douleurs.
Battant de l'aile avec sa manche
Comme un pingouin sur un écueil,
Le blanc Pierrot, par une blanche,
Passe la tête et cligne l'oeil.
Le Docteur bolonais rabâche
Avec la basse aux sons traînés ;
Polichinelle, qui se fâche,
Se trouve une croche pour nez.
Heurtant Trivelin qui se mouche
Avec un trille extravagant,
A Colombine Scaramouche
Rend son éventail ou son gant.
Sur une cadence se glisse
Un domino ne laissant voir
Qu'un malin regard en coulisse
Aux paupières de satin noir.
Ah ! fine barbe de dentelle,
Que fait voler un souffle pur,
Cet arpège m'a dit : C'est elle !
Malgré tes réseaux, j'en suis sûr,
Et j'ai reconnu, rose et fraîche,
Sous l'affreux profil de carton,
Sa lèvre au fin duvet de pêche,
Et la mouche de son menton.
Théophile Gautier (1811-1872)
Catulle Mendès (1841-1909)
Ballade de l'âme de Paul Verlaine
Bien qu'il ait l'âme sans rancune,
Pierrot dit en serrant le poing :
" Mais, sacrebleu, je n'ai nul point
De ressemblance avec la lune !
" Ô faux sosie aérien !
Mon nez s'effile, elle est camuse ;
Elle a l'air triste ! Je m'amuse
De tout, un peu, beaucoup, de rien.
" On la dit pâle ! Allons donc ! jaune !
Moi seul suis blanc comme les miss.
Elle est chaste autant qu'Artémis,
Je le suis aussi, comme un faune.
" N'importe ! Dès qu'elle a penché
Son front : " Bonsoir, Pierrot céleste ! "
Dit l'un ; un autre dit : " Ah ! peste !
" Pierrot, ce soir, a l'oeil poché. "...
Catulle Mendès (1841-1909)
Albert Mérat (1840-1909)
Le bal allait finir...
Le bal allait finir. Les lustres sur les masques
Découpaient la lumière en caprices fantasques,
Et sur les fronts ternis montraient à vif le fard.
L'oeil était somnambule et le rire blafard.
La femme avait vieilli de dix ans en une heure.
Ce n'était pas le beau plaisir qui nous effleure
D'une aile diaprée et légère. C'était
Le plaisir convulsif et hagard qui se tait,
Ou qui, furieux, fouette et fait hurler la joie.
L'orchestre prodiguait le trille qui flamboie,
Et, dans les tourbillons d'un air chaud et malsain,
La débauche levait le pied, tendait le sien.
D'étranges mots faisaient grincer sa bouche rauque.
Et là-dedans (le sort est plaisant et se moque
Souvent de nous) je vis quelque chose tout près
De moi, - sous un rideau, - de suave et de frais.
Et je vis que c'était une enfant presque nue,
Rose, - quinze ou seize ans. La poitrine ingénue
Restait chaste, malgré qu'elle en eût. Le sein dur
Pointait sous le tissu rayé d'or et d'azur
Avec une charmante et franche gaucherie.
Le corps jeune et nerveux sculptait la draperie ;
Et je me demandai, pensif, voyant cela :
"Pourquoi cette méprise ? et que vient faire là
Cette puberté saine et fragile ? Qu'elle aille
Dans la paix douce et dans le bonheur. Pour sa taille
Il faut encor la robe étroite de l'enfant,
Et la main de la mère aimante, qui défend."
- Et je la regardais, pauvre petite femme !
Et naïf j'étais près de lui dire : " Madame,
Vous avez oublié votre poupée. Allons,
Il est très tard : fermez vos yeux sous vos cils longs.
Votre ange vous attend pour vous bercer lui-même. "
Et l'enfant se pendait au cou d'un pierrot blème !
,Albert Mérat (1840-1909)
Edmond Rocher (1873-1948)
Les masques
As-tu vu mon nez
Tout enluminé ?
As-tu vu ma bosse
Mon ami Pierrot ?
Ma moustache en roc
Et mon air féroce ?
Cuic, oh ! oh ! oh ! oh !
Monsieur Carnaval
Qui les mène au bal
S’élance et lance
De longs serpentins
Sur leurs rires enfantins
Entrez dans la danse
Mon ami pierrot
Cuic, oh ! oh ! oh ! oh !
Edmond Rocher (1873-1948)
Robert Desnos (1900-1945)
La chauve-souris
A Mi-Carême, en Carnaval,
On met un masque de velours.
Où va le masque après le bal ?
Il vole à la tombée du jour.
Oiseau de poils, oiseau sans plumes,
Il sort quand l'étoile s'allume
De son repaire de décombres.
Chauve-souris, masque de l'ombre.
Robert Desnos (1900-1945)
Jules Laforgue (1860-1887)
Pierrots, IV
Maquillés d'abandon, les manches
En saule, ils leur font des serments,
Pour être vrais trop véhéments !
Puis, tumultuent en gigues blanches,
Beuglant : Ange ! tu m'as compris,
À la vie, à la mort ! - et songent :
Ah ! passer là-dessus l'éponge !...
Et c'est pas chez eux parti-pris,
Hélas ! mais l'idée de la femme
Se prenant au sérieux encor
Dans ce siècle, voilà, les tord
D'un rire aux déchirantes gammes !
Ne leur jetez pas la pierre, ô
Vous qu'affecte une jarretière !
Allez, ne jetez pas la pierre
Aux blancs parias, aux purs pierrots !
Jules Laforgue (1860-1887)
Théodore de Banville (1823-1891)
Préface
Élite du monde élégant,
Qui fuis le boulevard de Gand,
O troupe élue,
Pour nous suivre sur ce tréteau
Où plane l'esprit de Wateau,
Je te salue !
Te voilà ! Nous pouvons encor
Te dévider tout le fil d'or
De la bobine !
En un rêve matériel,
Nous te montrerons Ariel
Et Colombine.
Dans notre parc aérien
S'agite un monde qui n'a rien
Su de morose:
Bouffons que l'Amour, pour son jeu,
Vêtit de satin rayé, feu,
Bleu-ciel et rose !
Notre poême fanfaron,
Qui dans le pays d'Obéron
Toujours s'égare,
N'est pas plus compliqué vraiment
Que ce que l'on songe en fumant
Un bon cigare.
Tu jugeras notre savoir
Tout à l'heure, quand tu vas voir
La pantomime.
Je suis sûr que l'Eldorado
Où te conduira Durandeau
Sera sublime.
Car notre Thalie aux yeux verts,
Qui ne se donne pas des airs
De pédagogue,
A tout Golconde en ses écrins :
Seulement, cher public, je crains
Pour son prologue !
Oui ! moi qui rêve sous les cieux,
Je fus sans doute audacieux
En mon délire,
D'oser dire à l'ami Pierrot :
Tu seras valet de Marot,
Porte ma lyre !
Mais, excusant ma privauté,
N'ai-je pas là, pour le côté
Métaphysique,
Paul, que Molière eût observé ?
Puis voici Kelm, et puis Hervé
Fait la musique !
Berthe, Lebreton, Mélina,
Avec Suzanne Senn, qui n'a
Rien de terrestre,
Dansent au fond de mon jardin
Parmi les fleurs, et Bernardin
Conduit l'orchestre !
Écoute Louisa Melvil !
N'est-ce pas un ange en exil
Que l'on devine
Sous les plis du crêpe flottant,
Lorsqu'elle chante et qu'on entend
Sa voix divine ?
Ravit-elle pas, front vermeil,
Avec ses cheveux de soleil
Lissés en onde,
Le paysage triomphant,
Belle comme Diane enfant,
Et blanche ! et blonde !
Pour ces accords et pour ces voix,
Pour ces fillettes que tu vois,
Foule choisie,
Briller en leur verte saveur,
Daigne accueillir avec faveur
Ma poésie !
Car, sinon mes vers, peu vantés !
Du moins tous ces fronts inventés
Avec finesse,
Comme en un miroir vif et clair,
Te feront entrevoir l'éclair
De la jeunesse !
Théodore de Banville (1823-1891)
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