16 mai 2024 4 16 /05 /mai /2024 20:37

 

 

Pétrus Borel dit "le lycanthrope" (1809-1859) poète, traducteur et écrivain français

 


Prologue

À Léon Clopet, architecte.

 

"Voici, je m'en vais faire une chose nouvelle

qui viendra en avant ; et les bêtes des champs,

les dragons et les chats-huants me glorifieront."

La Bible.

 


Quand ton Petrus ou ton Pierre

N'avait pas même une pierre

Pour se poser, l'oeil tari,

Un clou sur un mur avare

Pour suspendre sa guitare, -

Tu me donnas un abri.

 

Tu me dis : - Viens, mon rhapsode,

Viens chez moi finir ton ode ;

Car ton ciel n'est pas d'azur,

Ainsi que le ciel d'Homère,

Ou du provençal trouvère ;

L'air est froid, le sol est dur.

 

Paris n'a point de bocage,

Viens donc, je t'ouvre ma cage,

Où, pauvre, gaiement je vis ;

Viens, l'amitié nous rassemble,

Nous partagerons, ensemble,

Quelques grains de chenevis. -

 

Tout bas, mon âme honteuse

Bénissait ta voix flatteuse

Qui caressait son malheur ;

Car toi seul, au sort austère

Qui m'accablait solitaire,

Léon, tu donnas un pleur.

 

Quoi ! ma franchise te blesse ?

Voudrais-tu que, par faiblesse,

On voilât sa pauvreté ?

Non, non, nouveau Malfilâtre,

Je veux, au siècle parâtre,

Étaler ma nudité !

 

Je le veux, afin qu'on sache

Que je ne suis point un lâche,

Car j'ai deux parts de douleur

À ce banquet de la terre ;

Car, bien jeune, la misère

N'a pu briser ma verdeur.

 

Je le veux, afin qu'on sache

Que je n'ai que ma moustache,

Ma chanson et puis mon coeur,

Qui se rit de la détresse ;

Et que mon âme maîtresse

Contre tout surgit vainqueur.

 

Je le veux, afin qu'on sache,

Que, sans toge et sans rondache,

Ni chancelier, ni baron,

Je ne suis point gentilhomme,

Ni commis à maigre somme

Parodiant lord Byron.

 

À la cour, dans ses orgies,

Je n'ai point fait d'élégies,

Point d'hymne à la déité ;

Sur le flanc d'une duchesse,

Barbotant dans la richesse

De lai sur ma pauvreté.
 

Vue sur les toits de paris, Vincent van Gogh.

Vue sur les toits de paris, Vincent van Gogh.

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16 mai 2024 4 16 /05 /mai /2024 20:34

 

 

Gérard de Nerval (1808-1855) écrivain et un poète français
Fantaisie est un poème (quatre quatrains en décasyllabes)

Recueil Odelettes. 

Le titre fait référence à la fois à la puissance de l'imaginaire mais aussi à une forme musicale libre. 

 


Fantaisie 


Il est un air pour qui je donnerais

Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,

Un air très-vieux, languissant et funèbre,

Qui pour moi seul a des charmes secrets.

 

Or, chaque fois que je viens à l'entendre,

De deux cents ans mon âme rajeunit :

C'est sous Louis treize; et je crois voir s'étendre

Un coteau vert, que le couchant jaunit,

 

Puis un château de brique à coins de pierre,

Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,

Ceint de grands parcs, avec une rivière

Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;

 

Puis une dame, à sa haute fenêtre,

Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,

Que dans une autre existence peut-être,

J'ai déjà vue… et dont je me souviens !
 

Jan Vermeer van Delft - La liseuse à la fenêtre (ca. 1657-59)

Jan Vermeer van Delft - La liseuse à la fenêtre (ca. 1657-59)

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16 mai 2024 4 16 /05 /mai /2024 20:33

 

 

Gérard de Nerval (1808-1855) écrivain et un poète français

Les Chimères 

 

El Desdichado
 

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,

Le prince d’Aquitaine à la tour abolie :

Ma seule étoile est morte, – et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

 

Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,

Et la treille où le pampre à la rose s’allie.

 

Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?

Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;

J’ai rêvé dans la grotte où nage la syrène…

 

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :

Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.
 

Alexandre Seon les Lamentations d'Orphée (1896) via mythologica.fr

Alexandre Seon les Lamentations d'Orphée (1896) via mythologica.fr

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16 mai 2024 4 16 /05 /mai /2024 20:32

 


Auguste Barbier (1805-1882) poète, nouvelliste, mémorialiste, librettiste, critique d'art et traducteur français

Iambes et Poèmes,

 

 

Allegri


 
Si dans mon cœur chrétien l’antique foi s’altère,

L’art reste encor debout, comme un marbre pieux

Que le soleil, tombé de la voûte des cieux,

Colore dans la nuit d’un reflet solitaire.

 

Ainsi, vieil Allegri, musicien austère,

Compositeur sacré des temps religieux,

Ton archet bien souvent me ramène aux saints lieux,

Adorer les pieds morts du sauveur de la terre.

 


Alors mon âme vaine et sans dévotion,

Mon âme par degrés prend de l’émotion,

Et monte avec tes chants au séjour des archanges :

 

Et mystique poète, au fond des cieux brûlants,

J’entends les bienheureux dans leurs vêtements blancs,

Chanter sur des luths d’or les divines louanges.

Gregorio Allegri

Gregorio Allegri

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16 mai 2024 4 16 /05 /mai /2024 20:31

 

 

Auguste Barbier (1805-1882) poète, nouvelliste, mémorialiste, librettiste, critique d'art et traducteur français 

 


Cimarosa


 
Chantre mélodieux né sous le plus beau ciel,

Au nom doux et fleuri comme une lyre antique,

Léger napolitain, dont la folle musique

A frotté, tout enfant, les deux lèvres de miel,

 

Ô bon Cimarosa ! Nul poëte immortel,

Nul peintre, comme toi, dans sa verve comique,

N’égaya des humains la face léthargique

D’un rayon de gaîté plus franc et naturel.

 


Et pourtant tu gardas à travers ton délire,

Sous les grelots du fou, sous le masque du rire,

Un cœur toujours sensible et plein de dignité ;

 

Oui, ton âme fut belle, ainsi que ton génie ;

lle ne faillit point devant la tyrannie,

Et chanta dans les fers l’hymne de liberté.

Portrait de Domenico Cimarosa (1749-1801) - Francesco Saverio Candido

Portrait de Domenico Cimarosa (1749-1801) - Francesco Saverio Candido

 

 

Dans Mémoires d'outre-tombe, Chateaubriand évoque :
(Livre VII, chapitre 6)
un cantabile de Cimarosa joué au piano, "à quatre pas de la hutte d'un Iroquois", dans une hôtellerie rustique lors de son voyage au Pays des Onondagas, près de la rivière Genesee, dans le Nouveau-Monde 

 

Dans sa vie de Rossini, Stendhal écrit : 
"En 1801, Cimarosa mourut des suites des traitements barbares que lui avait infligés la Reine Caroline."

 

Épitaphe désirée par Stendhal :
"Ci-gît Errico Beyle, milanais, a vécu, écrit, aimé. 
Cette âme adorait Cimarosa, Mozart, Shakespeare."

 

Georges Perec dans Je me souviens, 
"Je me souviens que le premier microsillon que j'ai écouté était le concerto pour hautbois et orchestre de Cimarosa.".

 

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16 mai 2024 4 16 /05 /mai /2024 20:28


 

 

Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869) critique littéraire et écrivain français 

 

J'étais un arbre en fleur où chantait ma Jeunesse

 

J'étais un arbre en fleur où chantait ma Jeunesse,

Jeunesse, oiseau charmant, mais trop vite envolé,

Et même, avant de fuir du bel arbre effeuillé,

Il avait tant chanté qu'il se plaignait sans cesse.

 

Mais sa plainte était douce, et telle en sa tristesse

Qu'à défaut de témoins et de groupe assemblé,

Le buisson attentif avec l'écho troublé

Et le coeur du vieux chêne en pleuraient de tendresse.

 

Tout se tait, tout est mort ! L'arbre, veuf de chansons,

Étend ses rameaux nus sous les mornes saisons ;

Quelque craquement sourd s'entend par intervalle ;

 

Debout il se dévore, il se ride, il attend,

Jusqu'à l'heure où viendra la Corneille fatale

Pour le suprême hiver chanter le dernier chant.
 

Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869) -critique littéraire et écrivain français - J'étais un arbre en fleur où chantait ma Jeunesse
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15 mai 2024 3 15 /05 /mai /2024 22:55

Carte Bonne Fête Honoré  - 16 mai

 

Bonne Fête Honoré  - 16 mai

Bonne Fête Honoré - 16 mai

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15 mai 2024 3 15 /05 /mai /2024 21:16


 

Victor Hugo (1802-1885) poète, dramaturge, écrivain, romancier et dessinateur romantique français, 

Recueil : Les Contemplations

Juin 1833.

 

Écrit sur la plinthe d’un bas-relief antique


XXI

A Mademoiselle Louis B.

 

La musique est dans tout. Un hymne sort du monde.

Rumeur de la galère aux flancs lavés par l'onde,

Bruits des villes, pitié de la sœur pour la sœur,

Passion des amants jeunes et beaux, douceur,

Des vieux époux usés ensemble par la vie,

Fanfare de la plaine émaillée et ravie,

Mots échangés le soir sur les seuils fraternels,

Sombres tressaillements des chênes éternels,

Vous êtes l'harmonie et la musique même !

Vous êtes les soupirs qui font le chant suprême !

Pour notre âme, les jours, la vie et les saisons,

Les songes de nos cœurs, les plis des horizons,

L'aube et ses pleurs, le soir et ses grands incendies,

Flottent dans un réseau de vagues mélodies ;

Une voix dans les champs nous parle, une autre voix

Dit à l'homme autre chose et chante dans les bois.

Par moment, un troupeau bêle, une cloche tinte.

Quand par l'ombre, la nuit, la colline est atteinte,

De toutes parts on voit danser et resplendir,

Dans le ciel étoilé du zénith au nadir,

Dans la voix des oiseaux, dans le cri des cigales,

Le groupe éblouissant des notes inégales.

Toujours avec notre âme un doux bruit s'accoupla ;

La nature nous dit : Chante ! et c'est pour cela

Qu'un statuaire ancien sculpta sur cette pierre

Un pâtre sur sa flûte abaissant sa paupière.
 

Jeune patre jouant de la flûte. Peinture d'Emile Loubon (1809-1863). Mention obligatoire : Collection fondation regards de Provence, Marseille

Jeune patre jouant de la flûte. Peinture d'Emile Loubon (1809-1863). Mention obligatoire : Collection fondation regards de Provence, Marseille

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15 mai 2024 3 15 /05 /mai /2024 21:15


 

 

Victor Hugo (1802-1885) poète, dramaturge, écrivain, romancier et dessinateur romantique français, 

Recueil : Les rayons et les ombres (1840).

 


Que la musique date du seizième siècle


I.

Ô vous, mes vieux amis, si jeunes autrefois,

Qui comme moi des jours avez porté le poids,

Qui de plus d'un regret frappez la tombe sourde,

Et qui marchez courbés, car la sagesse est lourde ;

Mes amis ! qui de vous, qui de nous n'a souvent,

Quand le deuil à l'œil sec, au visage rêvant,

Cet ami sérieux qui blesse et qu'on révère,

Avait sur notre front posé sa main sévère,

Qui de nous n'a cherché le calme dans un chant !

Qui n'a, comme une sœur qui guérit en touchant,

Laissé la mélodie entrer dans sa pensée !

Et, sans heurter des morts la mémoire bercée,

N'a retrouvé le rire et les pleurs à la fois

Parmi les instruments, les flûtes et les voix !

Qui de nous, quand sur lui quelque douleur s'écoule,

Ne s'est glissé, vibrant au souffle de la foule,

Dans le théâtre empli de confuses rumeurs !

Comme un soupir parfois se perd dans des clameurs,

Qui n'a jeté son âme, à ces âmes mêlée,

Dans l'orchestre où frissonne une musique ailée,

Où la marche guerrière expire en chant d'amour,

Où la basse en pleurant apaise le tambour !

 

II.

Écoutez ! écoutez ! du maître qui palpite,

Sur tous les violons l'archet se précipite.

L'orchestre tressaillant rit dans son antre noir.

Tout parle. C'est ainsi qu'on entend sans les voir,

Le soir, quand la campagne élève un sourd murmure,

Rire les vendangeurs dans une vigne mûre.

Comme sur la colonne un frêle chapiteau,

La flûte épanouie a monté sur l'alto.

Les gammes, chastes sœurs dans la vapeur cachées,

Vident et remplissent leurs amphores penchées,

Se tiennent par la main et chantent tour à tour.

Tandis qu'un vent léger fait flotter alentour,

Comme un voile folâtre autour d'un divin groupe,

Ces dentelles du son que le fifre découpe.

Ciel ! voilà le clairon qui sonne. À cette voix,

Tout s'éveille en sursaut, tout bondit à la fois.

La caisse aux mille échos, battant ses flancs énormes,

Fait hurler le troupeau des instruments difformes,

Et l'air s'emplit d'accords furieux et sifflants

Que les serpents de cuivre ont tordus dans leurs flancs.

Vaste tumulte où passe un hautbois qui soupire !

Soudain du haut en bas le rideau se déchire ;

Plus sombre et plus vivante à l'œil qu'une forêt,

Toute la symphonie en un hymne apparaît.

Puis, comme en un chaos qui reprendrait un monde,

Tout se perd dans les plis d'une brume profonde.

Chaque forme du chant passe en disant : Assez !

Les sons étincelants s'éteignent dispersés.

Une nuit qui répand ses vapeurs agrandies

Efface le contour des vagues mélodies,

Telles que des esquifs dont l'eau couvre les mâts ;

Et la strette, jetant sur leur confus amas

Ses tremblantes lueurs largement étalées,

Retombe dans cette ombre en grappes étoilées !

Ô concert qui s'envole en flamme à tous les vents !

Gouffre où le crescendo gonfle ses flots mouvants !

Comme l'âme s'émeut ! comme les cœurs écoutent !

Et comme cet archet d'où les notes dégouttent,

Tantôt dans le lumière et tantôt dans la nuit,

Remue avec fierté cet orage de bruit !

 

III.

Puissant Palestrina, vieux maître, vieux génie,

Je vous salue ici, père de l'harmonie,

Car, ainsi qu'un grand fleuve où boivent les humains,

Toute cette musique a coulé dans vos mains !

Car Gluck et Beethoven, rameaux sous qui l'on rêve,

Sont nés de votre souche et faits de votre sève !

Car Mozart, votre fils, a pris sur vos autels

Cette nouvelle lyre inconnue aux mortels,

Plus tremblante que l'herbe au souffle des aurores,

Née au seizième siècle entre vos doigts sonores !

Car, maître, c'est à vous que tous nos soupirs vont,

Sitôt qu'une voix chante et qu'une âme répond !

Oh ! ce maître, pareil au créateur qui fonde,

Comment dit-il jaillir de sa tête profonde

Cet univers de sons, doux et sombre à la fois,

Écho du Dieu caché dont le monde est la voix ?

Où ce jeune homme, enfant de la blonde Italie,

Prit-il cette âme immense et jusqu'aux bords remplie ?

Quel souffle, quel travail, quelle intuition,

Fit de lui ce géant, dieu de l'émotion,

Vers qui se tourne l'œil qui pleure et qui s'essuie,

Sur qui tout un côté du cœur humain s'appuie ?

D'où lui vient cette voix qu'on écoute à genoux ?

Et qui donc verse en lui ce qu'il reverse en nous ?

 

IV.

Ô mystère profond des enfances sublimes !

Qui fait naître la fleur au penchant des abîmes,

Et le poète au bord des sombres passions ?

Quel dieu lui trouble l'œil d'étranges visions ?

Quel dieu lui montre l'astre au milieu des ténèbres,

Et, comme sous un crêpe aux plis noirs et funèbres

On voit d'une beauté le sourire enivrant,

L'idéal à travers le réel transparent ?

Qui donc prend par la main un enfant dès l'aurore

Pour lui dire : – " En ton âme il n'est pas jour encore.

Enfant de l'homme ! avant que de son feu vainqueur

Le midi de la vie ait desséché ton cœur,

Viens, je vais t'entrouvrir des profondeurs sans nombre !

Viens, je vais de clarté remplir tes yeux pleins d'ombre !

Viens, écoute avec moi ce qu'on explique ailleurs,

Le bégaiement confus des sphères et des fleurs ;

Car, enfant, astre au ciel ou rose dans la haie,

Toute chose innocente ainsi que toi bégaie !

Tu seras le poète, un homme qui voit Dieu !

Ne crains pas la science, âpre sentier de feu,

Route austère, il est vrai, mais des grands cœurs choisies,

Que la religion et que la poésie

Bordent des deux côtés de leur buisson fleuri.

Quand tu peux en chemin, ô bel enfant chéri,

Cueillir l'épine blanche et les clochettes bleues,

Ton petit pas se joue avec les grandes lieues.

Ne crains donc pas l'ennui ni la fatigue. – Viens !

Écoute la nature aux vagues entretiens.

Entends sous chaque objet sourdre la parabole.

Sous l'être universel vois l'éternel symbole,

Et l'homme et le destin, et l'arbre et la forêt,

Les noirs tombeaux, sillons où germe le regret ;

Et, comme à nos douleurs des branches attachées,

Les consolations sur notre front penchées,

Et, pareil à l'esprit du juste radieux,

Le soleil, cette gloire épanouie aux cieux !

 

V.

Dieu ! que Palestrina, dans l'homme et dans les choses,

Dut entendre de voix joyeuse et moroses !

Comme on sent qu'à cet âge où notre cœur sourit,

Où lui déjà pensait, il a dans son esprit

Emporté, comme un fleuve à l'onde fugitive,

Tout ce que lui jetait la nuée ou la rive !

Comme il s'est promené, tout enfant, tout pensif,

Dans les champs, et, dès l'aube, au fond du bois massif,

Et près du précipice, épouvante des mères !

Tour à tour noyé d'ombre, ébloui de chimères,

Comme il ouvrait son âme alors que le printemps

Trempe la berge en fleur dans l'eau des clairs étangs,

Que le lierre remonte aux branches favorites,

Que l'herbe aux boutons d'or mêle les marguerites !

A cette heure indécise où le jour va mourir,

Où tout s'endort, le cœur oubliant de souffrir,

Les oiseaux de chanter et les troupeaux de paître,

Que de fois sous ses yeux un chariot champêtre,

Groupe vivant de bruit, de chevaux et de voix,

A gravi sur le flanc du coteau dans les bois

Quelque route creusée entre les ocres jaunes,

Tandis que, près d'une eau qui fuyait sous les aulnes,

Il écoutait gémir dans les brumes du soir

Une cloche enrouée au fond d'un vallon noir !

Que de fois, épiant la rumeur des chaumières,

Le brin d'herbe moqueur qui siffle entre deux pierres,

Le cri plaintif du soc gémissant et traîné,

Le nid qui jase au fond du cloître ruiné

D'où l'ombre se répand sur les tombes des moines,

Le champ doré par l'aube où causent les avoines

Qui pour nous voir passer, ainsi qu'un peuple heureux,

Se penchent en tumulte au bord du chemin creux,

L'abeille qui gaiement chante et parle à la rose,

Parmi tous ces objets dont l'être se compose,

Que de fois il rêva, scrutateur ténébreux,

Cherchant à s'expliquer ce qu'ils disaient entre eux !

Et chaque soir, après ses longues promenades,

Laissant sous les balcons rire les sérénades,

Quand il s'en revenait content, grave et muet,

Quelque chose de plus dans son cœur remuait.

Mouche, il avait son miel ; arbuste, sa rosée.

Il en vint par degrés à ce qu'en sa pensée

Tout vécut. – Saint travail que les poètes font ! –

Dans sa tête, pareille à l'univers profond,

L'air courait, les oiseaux chantaient, la flamme et l'onde

Se courbaient, la moisson dorait la terre blonde,

Et les toits et les monts et l'ombre qui descend

Se mêlaient, et le soir venait, sombre et chassant

La brute vers son antre et l'homme vers son gîte,

Et les hautes forêts, qu'un vent du ciel agite,

Joyeuses de renaître au départ des hivers,

Secouaient follement leurs grands panaches verts !

C'est ainsi qu'esprit, forme, ombre, lumière et flamme,

L'urne du monde entier s'épancha dans son âme !

 

VI.

Ni peintre, ni sculpteur ! Il fut musicien.

Il vint, nouvel Orphée, après l'Orphée ancien ;

Et, comme l'océan n'apporte que sa vague,

Il n'apporta que l'art du mystère et du vague !

La lyre qui tout bas pleure en chantant bien haut !

Qui verse à tous un son où chacun trouve un mot !

Le luth où se traduit, plus ineffable encore,

Le rêve inexprimé qui s'efface à l'aurore !

Car il ne voyait rien par l'angle étincelant,

Car son esprit, du monde immense et fourmillant

Qui pour ses yeux nageait dans l'ombre indéfinie,

Éteignait la couleur et tirait l'harmonie !

Ainsi toujours son hymne, en descendant des cieux,

Pénètre dans l'esprit par le côté pieux,

Comme un rayon des nuits par un vitrail d'église !

En écoutant ses chants que l'âme idéalise,

Il semble, à ces accords qui, jusqu'au cœur touchant,

Font sourire le juste et songer le méchant,

Qu'on respire un parfum d'encensoirs et de cierges,

Et l'on croit voir passer un de ces anges-vierges

Comme en rêvait Giotto, comme Dante en voyait,

Êtres sereins posés sur ce monde inquiet,

À la prunelle bleue, à la robe d'opale,

Qui, tandis qu'au milieu d'un azur déjà pâle

Le point d'or d'une étoile éclate à l'orient,

Dans un beau champ de trèfle errent en souriant !

 

VII.

Heureux ceux qui vivaient dans ce siècle sublime

Où, du génie humain dorant encor la cime,

Le vieux soleil gothique à l'horizon mourait !

Où déjà, dans la nuit emportant son secret,

La cathédrale morte en un sol infidèle

Ne faisait plus jaillir d'églises autour d'elle !

Être immense obstruée encore à tous degrés,

Ainsi qu'une Babel aux abords encombrés,

De donjons, de beffrois, de flèches élancées,

D'édifices construits pour toutes les pensées ;

De génie et de pierre énorme entassement ;

Vaste amas d'où le jour s'en allait lentement !

Siècle mystérieux où la science sombre

De l'antique Dédale agonisait dans l'ombre,

Tandis qu'à l'autre bout de l'horizon confus,

Entre Tasse et Luther, ces deux chênes touffus,

Sereine, et blanchissant de sa lumière pure

Ton dôme merveilleux, ô sainte Architecture,

Dans ce ciel, qu'Albert Düre admirait à l'écart,

La Musique montait, cette lune de l'art !

Le concert Nicolas Tournier

Le concert Nicolas Tournier

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15 mai 2024 3 15 /05 /mai /2024 21:06


 

 

Victor Hugo (1802-1885) poète, dramaturge, écrivain, romancier et dessinateur romantique français, 

 

 

Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée

 

Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée.

 

Quand Josué rêveur, la tête aux cieux dressée,

Suivi des siens, marchait, et, prophète irrité,

Sonnait de la trompette autour de la cité,

Au premier tour qu'il fit, le roi se mit à rire ;

Au second tour, riant toujours, il lui fit dire :

" Crois-tu donc renverser ma ville avec du vent ? "

À la troisième fois l'arche allait en avant,

Puis les trompettes, puis toute l'armée en marche,

Et les petits enfants venaient cracher sur l'arche,

Et, soufflant dans leur trompe, imitaient le clairon ;

Au quatrième tour, bravant les fils d'Aaron,

Entre les vieux créneaux tout brunis par la rouille,

Les femmes s'asseyaient en filant leur quenouille,

Et se moquaient, jetant des pierres aux Hébreux ;

À la cinquième fois, sur ces murs ténébreux,

Aveugles et boiteux vinrent, et leurs huées

Raillaient le noir clairon sonnant sous les nuées ;

À la sixième fois, sur sa tour de granit

Si haute qu'au sommet l'aigle faisait son nid,

Si dure que l'éclair l'eût en vain foudroyée,

Le roi revint, riant à gorge déployée,

Et cria : " Ces Hébreux sont bons musiciens ! "

Autour du roi Joyeux riaient tous les anciens

Qui le soir sont assis au temple, et délibèrent.

 

À la septième fois, les murailles tombèrent.
 

Les sept trompettes de Jéricho - James Jacques Joseph TISSOT (c. 1900)

Les sept trompettes de Jéricho - James Jacques Joseph TISSOT (c. 1900)

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