14 mai 2024 2 14 /05 /mai /2024 21:03

 

 

Friedrich Schiller (1759-1805) poète, dramaturge, esthète et historien allemand 

Traduction par Xavier Marmier.

1854

 

Le pouvoir du chant

par Schiller

 

Voyez le torrent qui tombe du haut des rocs : il descend avec

le bruit de la foudre, entraînant dans sa course les pierres de

la montagne et les troncs des chênes. Le voyageur étonné

écoute ce fracas avec un plaisir mêlé de terreur. Il entend le

mugissement des flots et ne sait d’où ils viennent. Ainsi le

chant s’échappe d’une source qu’on n’a jamais découverte.

 

Qui peut expliquer la magie du poëte uni aux redoutables êtres

dont le pouvoir dirige les fils de la vie ? Qui peut résister à

ses accords ? Comme s’il tenait entre les mains la baguette du

messager des Dieux, il gouverne le cœur ému, il le fait

descendre dans l’empire des morts, il l’élève vers le ciel, il le

conduit de pensée en pensée et le berce entre les sentiments

sérieux et légers.

 

Quelquefois, dans les cercles de la joie pénètre tout à coup,

avec sa nature mystérieuse et gigantesque, un affreux destin.

Alors toutes les grandeurs de la terre s’inclinent devant cet

hôte étranger. Les vaines rumeurs de la joie se taisent, tout

masque tombe, et devant l’image victorieuse de la vérité toute

œuvre de mensonge disparaît.

 

Ainsi, lorsque le chant résonne, l’homme se dégage de tout vain

fardeau, pour prendre sa dignité intellectuelle et sentir une

force sainte. Aussi longtemps que dure la magie des chants, il

se sent plus près des Dieux ; rien de terrestre ne doit arriver

à lui, toute autre puissance doit rester muette, nulle douleur ne

l’atteint, et les rides de la sollicitude s’effacent.

 

De même qu’après les larmes d’une longue séparation, après

les désirs sans espoir, un enfant se précipite sur le cœur de sa

mère avec les larmes du repentir ; de même le chant ramène

 des régions étrangères le cœur fugitif, au bonheur de son

innocence ; les froides règles le glaçaient, la nature fidèle le

réchauffe.
 

Friedrich Schiller (1759-1805) poète, dramaturge, esthète et historien allemand - Le pouvoir du chant
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14 mai 2024 2 14 /05 /mai /2024 20:46

 

 

Friedrich Schiller (1759-1805) poète, dramaturge, esthète et historien allemand 

1859 

 

Laure au clavecin


Quand tes doigts, Laure,

Parcourent magistralement les touches, 

Je demeure tantôt comme une statue sans âme, 

Tantôt comme une âme sans corps. 

Tu commandes à la vie et à la mort,

Avec la mème puissance que Philadelphia 

Eveille des âmes dans mille réseaux de nerfs.

 

Alors, par respect, pour t’entendre,

Les souffles de l’air bruissent plus doucement. 

Rivées à ton chant, les sphères attentives s’arrêtent, 

Dans leur éternelle révolution, pour s’abreuver, 

A longs traits, de plaisir. Enchanteresse ! 

Tu les subjugues par les sons,

Comme tu m’enchantes par les regards.

 

D’émouvantes harmonies, des torrents de volupté 

Ruissellent des cordes, comme s’envolent de leurs cieux 

Des séraphins nouveau-nés. Comme autrefois, 

S’élançant des bras gigantesques du chaos, 

Les soleils éveillés par la tempête de la création,

Jaillirent, étincelants, du sein de la nuit : 

Ainsi se précipite la magique puissance des sons ;

 

Tantôt aimables et doux, comme le bruissement 

Des ondes argentées sur les cailloux polis ;

Tantôt majestueux et magnifiques, 

Comme le ton d’orgue du tonnerre ;

Puis bondissant impétueux, comme roulent,

A grand bruit, du haut des rochers, 

Les torrents écumeux ; bientôt gracieux murmure, 

Caressant et léger, comme les vents qui soufflent 

Amoureusement dans la forêt de trembles ;

 

Enfin plus graves et mélancoliques et sombres : 

On dirait le frémissement des ténèbres,

Au vide empire des morts,

Où des hurlements perdus se prolongent, 

Où le Cocyte trame ses flots de larmes…

Parle, jeune fille ! Je t’interroge, Instruis-moi : 

As-tu fait un pacte avec des esprits d’un ordre supérieur ? 

Est-ce la langue, ne me trompe pas, qu’on parle dans l’Élysée ?
 

Jeune femme jouant du clavecin pour un jeune homme, 1659, Jan Steen

Jeune femme jouant du clavecin pour un jeune homme, 1659, Jan Steen

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14 mai 2024 2 14 /05 /mai /2024 20:26

 

 

Claude-Joseph Dorat (1734 -1780) écrivain français 

 


L’opéra

chant troisième


 
Descends, viens m’inspirer, savante Polymnie,

Viens m’ouvrir les trésors de l’auguste harmonie.

Tu m’exauces : déjà tous les chantres des bois,

Te saluant en chœur, accompagnent ma voix.

L’onde de ces ruisseaux plus doucement murmure :

Zéphir plus mollement frémit sous la verdure.

Les roseaux de Syrinx, changés en instrument,

Vont moduler des airs sous les doigts d’un amant.

Cet arbuste est plaintif, cette grotte sonore :

La parole n’est plus, et retentit encore.

Dans le calme enchanteur d’un loisir studieux,

Ô déesse ! J’entends la musique des cieux.

La terre a ses accens, et les airs lui répondent ;

Les astres dans leurs cours jamais ne se confondent.

Les mondes, entraînés par leurs ressorts secrets,

Toujours en mouvement, ne se heurtent jamais.

Paroissant opposés, ils ont leur sympathie :

Dans l’accord général, chacun a sa partie ;

Et les êtres unis par ton art créateur,

Forment un grand concert, digne de leur auteur.


Mais daigne enfin, quittant cette sphere hardie,

Assigner des leçons à notre mélodie.

De la scene lyrique, objet de mes travaux,

Étale à mes regards les magiques tableaux.

Dis-moi par quels secours, le chant, plein de ta flame,

Peut s’ouvrir par l’oreille un chemin jusqu’à l’ame ;

Ce qu’il doit emprunter, pour accroître son feu,

De l’esprit, de la force, et des graces du jeu.

Vous qui sur ce théatre oserez vous produire,

Reçûtes-vous des traits assortis pour séduire ?

N’allez point, sur la scene usurpant un autel,

Faire huer un dieu sous les traits d’un mortel.

Le monde où vous entrez est peuplé de déesses :

L’amour, en folâtrant, y choisit ses prêtresses.

Avec des traits flétris, un teint jaune et plombé,

Pourrez-vous, sans rougir, prendre le nom d’Hébé ?

D’un œil indifférent verrai-je une mulâtre

Appliquer à Vénus sa couleur olivâtre ;

Dans un char transparent, par des cignes traîné,

Fendre les airs, aux yeux de Paphos étonné,

Et rappeller en vain cet enfant volontaire,

Qui s’est allé cacher à l’aspect de sa mere ?

Que Flore à mes regards n’ose jamais s’offrir,

Sans me faire envier le bonheur de zéphir.

Sa bouche au doux souris, doit être aussi vermeille

Que les boutons de rose, épars dans sa corbeille.


L’amante de Titon, pour fixer nos amours,

Doit avoir la fraîcheur du matin des beaux jours ;

Et sous les pampres verds dont Bacchus se couronne,

Le plaisir doit briller dans les yeux d’érigone.

Que la taille et le port soient toujours adaptés

Aux rôles différens que vous représentez.

Des colosses hautains, dont l’amour fuit les traces,

Pourront-ils badiner sous le corset des graces ?

La naine pourra-t-elle, avec l’air enfantin,

Me retracer Pallas une lance à la main ?

Et l’orgueil menaçant d’une reine en colere

Conviendra-t-il au front d’une simple bergere ?

Sachez, quand il le faut, varier votre ton,

Sévere dans Diane, emporté dans Junon.

Vous sur-tout qui voulez, dans vos fureurs lyriques,

Ressusciter pour nous ces paladins antiques,

Tous ces illustres fous, ces héros fabuleux ;

Soyez, à nos regards, gigantesques comme eux.

C’est peu de m’étaler une jeunesse aimable ;

Je hais un Amadis, s’il n’est point formidable.

Quand Roland déracine, en ses fougueux accès,

Ces chênes orgueilleux, ornemens des forêts,

Je veux que, déployant une haute stature,

Il enrichisse l’art des dons de la nature.

S’il n’en impose point à l’œil du spectateur,

Si je ne confonds point le modele et l’acteur,


D’un tableau sans effet bientôt je me détache ;

Je ne vois qu’un enfant caché sous un panache,

Et dont le foible bras, fidele à sa leçon,

Renverse avec fracas des arbres de carton.

En vain son œil menace, et sa main est armée ;

Je cherche le héros, et je ris du pygmée.

Par la seule raison mon esprit enchanté,

Cherche dans le prestige un air de vérité.

Pour nous rendre les traits d’Adonis ou d’Alcide,

Le genre de vos voix peut vous servir de guide.

Des sons frêles et doux seroient choquans et faux,

Dans la bouche du dieu qui gourmande les flots.

Ces organes sont faits pour briller dans des fêtes ;

C’est d’un ton foudroyant que l’on parle aux tempêtes.

Quand les vents déchaînés mugissent une fois,

Ils ne s’appaisent point avec des ports de voix ;

Et Jupiter-lui même, armé de son tonnerre,

Se verroit, dans sa gloire, insulté du parterre,

S’il venoit, s’annonçant par un timbre argentin,

Prononcer en fausset les arrêts du destin.

Mais c’est peu de la voix, c’est peu de la figure,

Si vous ignorez l’art d’achever l’imposture,

De parer ces présens, d’y joindre l’action,

Et cette vérité, d’où naît l’illusion.

Dans ce ressort trop dur mettez plus de mollesse :

Ces muscles trop tendus ont besoin de souplesse.

La grace et la beauté d’un athlete vainqueur

Sont dans l’usage adroit de sa mâle vigueur.

Faites-vous, il le faut, une secrete étude

De chaque mouvement et de chaque attitude.

Instruits par la nature, apprenez à l’orner ;

Sur le théatre enfin sachez vous dessiner.

C’est par là que Chassé régna sur votre scene,

Et partage le trône où s’assied Melpomene.

Prête à favoriser vos utiles efforts,

La peinture a pour vous déroulé ses trésors.

Des grands maîtres de l’art consultez les ouvrages,

Voyez-y nos héros vivre dans leurs images.

L’un, pâlissant de rage, arrachant ses cheveux,

Semble frapper la terre, et maudire les cieux :

L’autre, plus recueilli dans ses sombres alarmes,

De son œil consterné laisse tomber des larmes.

Ici, c’est un amant, vengeant ses feux trahis :

Là, c’est un pere en pleurs, qui réclame son fils.

Dans sa noble fureur, voyez comment Achille

Est fier et menaçant, quoiqu’il reste immobile.

Quelle ame dans ce calme et quel emportement !

Chaque fibre, à mes yeux, exprime un sentiment.

Mais auprès de Vénus cherche en vain son audace :

La fureur disparoît, et l’amour la remplace.

Entre des bras d’albâtre à tout moment pressé,

Sur le sein qu’il caresse il languit renversé ;

Son regard est brûlant, son ame est éperdue :

Aux levres de Cypris sa bouche est suspendue ;

Et de son œil guerrier, où brillent les desirs,

Coulent ces pleurs si doux, que l’on doit aux plaisirs.

Raphaël et Rubens ont droit à votre hommage :

C’est quand l’acteur peint bien qu’il nous plaît davantage.

Lorsqu’un chantre fameux, une lyre à la main,

Exerçoit des accords le pouvoir souverain,

Et par une harmonie, ou belliqueuse ou tendre,

Maîtrisoit le génie et l’ame d’Alexandre,

Échauffoit ses transports, l’enivroit tour-à-tour

De douleur, de plaisir, de vengeance et d’amour,

Lui faisoit à son gré prendre ou quitter les armes,

Pousser des cris de rage, ou répandre des larmes ;

Rallumoit sa fureur contre Persépolis,

Ou le précipitoit sur le sein de Thaïs,

Puis-je croire qu’alors un front plein d’énergie,

De ces divers accens n’aidât point la magie ?

Les regards de l’Orphée, altiers, sombres touchans

Peignoient les passions, mieux encor que ses chants ;

Dans tous ses mouvemens respiroit le délire :

Son geste, son visage accompagnoit sa lyre,

Et de son action l’éloquente chaleur

Transmettoit à ses sons la flamme de son cœur.

L’organe le plus beau, privé de cette flame,

Forme un stérile bruit qui ne va point à l’ame.


Que l’organe pourtant ne soit point négligé.

Cet utile ressort veut être dirigé.

La nature le donne, et l’art sait le conduire,

L’affoiblir ou l’enfler, l’étendre ou le réduire.

Insinuant et doux, quand il faut demander,

Terrible et véhément, quand il faut commander ;

Sourd dans le désespoir, sonore dans la joie,

Tantôt il se renferme et tantôt se déploie.

Le ton est tyrannique ; il s’y faut asservir ;

Mais les inflexions doivent vous obéir.

Selon que l’ame souffre ou que l’ame est contente,

L’inflexion doit suivre ou vive ou gémissante.

Des sons autour de nous éclatent vainement ;

Leur plus douce magie est dans le sentiment :

Le sentiment fait tout, c’est lui qui me réveille,

Par lui l’ame est admise au plaisir de l’oreille ;

Et je place l’acteur, privé d’un si beau don,

Au-dessous du fluteur instruit par Vaucanson.

Notre goût, plus superbe avec plus de justesse,

De nos récitatifs accuse la tristesse ;

Ces modulations, dont le refrein glacé

Semble un hymne funebre au sommeil adressé.

Le vrai récitatif, sans appareil frivole,

Doit marcher, doit voler, ainsi que la parole.

Pour lier l’action ce langage est formé,

Et veut être chanté, bien moins que déclamé.


Pourquoi donc tous ces cris, ces inflexions lourdes,

Ces accens prolongés sur des syllabes sourdes,

Ces froids glapissemens, qu’on se plaît à filer ?

Cessez de m’étourdir, quand il faut me parler.

Quittez cet attirail, cette insipide emphase,

L’écueil de notre chant, loin d’en être la base ;

Et ne vous piquez plus du fol entêtement

D’endormir le public mélodieusement.

La célebre Le Maure, honneur de votre scene,

Asservissoit Euterpe aux loix de Melpomene.

Elle phrasoit son chant, sans jamais le charger :

Ce qui languissoit trop, elle osoit l’abréger.

Ce long récitatif, où l’auditeur sommeille,

Fixoit l’esprit alors, en caressant l’oreille ;

Et le drame lyrique, aujourd’hui si traînant,

Avec légéreté couroit au dénoûment.

Réservez, réservez la pompe musicale,

Pour ces morceaux marqués, où l’organe s’étale,

Où l’ame enfin s’échappe en sons plus véhémens,

Et donne un libre essor à tous ses sentimens.

Mais parmi les écarts d’une voix moins timide,

Que le motif de l’air soit toujours votre guide.

C’est ainsi qu’un sculpteur, à qui l’art est connu,

Sous le voile toujours fait soupçonner le nu.

Dans ce fracas lyrique, et ce brillant délire,

Par un maintien forcé n’apprêtez point à rire.

Craignez de vous borner à des sons éclatans ;

Et gardez que vos bras, suspendus trop long-tems,

Comme deux contrepoids qu’en l’air un fil balance,

Attendent, pour tomber, la fin d’une cadence.

Sans doute par le chant vous devez nous charmer ;

Mais c’est au jeu sur-tout que je veux vous former.

Toi, qui veux t’emparer des rôles à baguette,

Si tu n’as pour talent qu’une audace indiscrette,

Pourras-tu, l’œil en feu, bouleverser les airs,

Faire pâlir Hécate, enfler le sein des mers,

Et perçant de Pluton le ténébreux domaine,

À tes dragons ailés parler en souveraine ?

Tes yeux me peindront-ils la rage et la douleur ?

Pour évoquer l’enfer, il faut de la chaleur.

Ne va point imiter ces sorcieres obscures,

Qui n’ont rien d’infernal, si ce n’est leurs figures ;

Menacent sans fureur, s’agitent sans transport,

Et dont le moindre geste est un pénible effort.

Sisyphe, à leur aspect, et transit et succombe :

De ses doigts engourdis sa roche échappe, tombe ;

Et l’ardent Ixion, surpris de frissonner,

Sur son axe immobile a cessé de tourner.

Il faut que, dans son jeu, la redoutable Armide

M’attendrisse à la fois, m’échauffe et m’intimide.

Dans ces rians jardins Renaud est endormi,

Ce n’est plus ce guerrier, ce superbe ennemi,

Ombragé d’un panache et caché sous des armes ;

C’est Adonis qui dort, protégé par ses charmes.

 

Armide l’apperçoit, jette un cri de fureur,

S’élance, va percer son inflexible coeur…

Ô changement soudain ! Elle tremble, soupire,

Plaint ce jeune héros, le contemple et l’admire.

Trois fois, prêt à frapper, son bras s’est ranimé,

Et son bras qui retombe est trois fois désarmé.

Son courroux va renaître et va mourir encore :

Elle vole à Renaud, le menace, l’adore,

Laisse aller son poignard, le reprend tour-à-tour ;

Et ses derniers transports sont des transports d’amour.

Que ces emportemens sont mêlés de tendresse !

Quel contraste frappant de force et de foiblesse !

Que de soupirs brûlans ! Que de secrets combats !

Que de cris et d’accens, qui ne se notent pas !

À l’ame seule alors il faut que j’applaudisse :

La chanteuse s’éclipse, et fait place à l’actrice.

Il échappe souvent des sons à la douleur,

Qui sont faux à l’oreille et sont vrais pour le cœur.

Quand de Psyché mourante au milieu de l’orage,

Arnould les yeux en pleurs me vient offrir l’image,

Et frémit sous la nue, où brillent mille éclairs,

Puis-je entendre sa voix, dans le fracas des airs ?


J’aime à voir son effroi lorsque la foudre gronde,

Et ses regards errans sur les gouffres de l’onde ;

Ses sons plaintifs et sourds me pénetrent d’horreur,

Et son silence même ajoute à ma terreur.

Grace à l’illusion, je sens trembler la terre ;

Cet airain, en roulant, me semble un vrai tonnerre :

Ces flots que l’art souleve et sait assujettir,

Sont des flots écumans, tout prêts à l’engloutir ;

Et lorsque le flambeau des pâles euménides

Éclaire son désordre et ses graces timides,

J’éprouve sa frayeur, je frissonne, et je croi

Entendre tout l’enfer rugir autour de moi.

Telle est du grand talent la puissante féerie ;

Il rend tout vraisemblable, il donne à tout la vie ;

Il anime la scene, et, pour dicter des loix,

À peine a-t-il besoin du secours de la voix.

À ces divers effets comment pourroit prétendre

Celle qui, sur la scene affectant un air tendre,

Sensible par corvée, et folle par état,

Quand son air est chanté, sourit au premier fat,

Provoque les regards, va mendier l’éloge

De ce jeune amateur endormi dans sa loge ;

Et le cœur gros encor, l’œil de larmes trempé,

Arrange, en minaudant, tout le plan d’un soupé ?

Que jamais votre esprit ne soit hors de la scene,

Que votre œil au hasard jamais ne se promene.

Oubliez des balcons ces muets entretiens ;

Vos regards sont distraits, ils détournent les miens.

Mais vous qui, dans nos chœurs prétendus harmoniques,

Venez nous étaler vos masses organiques,

Et circulairement rangés en espalier,

Detonnez de concert pour mieux nous ennuyer ;

Vous verrai-je toujours, l’esprit et le cœur vuides,

Hurlant, les bras croisés, vos refrains insipides ?

Vous est-il défendu de peindre dans vos yeux,

Ou la tristesse sombre, ou les folâtres jeux ?

Pour célébrer Vénus, Cérès, Flore et Pomone,

Lorsque le tambourin autour de vous résonne,

Sous des berceaux de fleurs lorsque d’heureux amans

Entrelacent leur chiffre, et gravent leurs sermens,

Ou que l’ardent vainqueur de l’Indus et du Gange,

Une coupe à la main, préside à la vendange ;

Quand tout est rayonnant du feu de la gaîté,

De quel œil soutenir votre immobilité ?

Vous gâtez le tableau qui par vous se partage ;

De grace, criez moins, et sentez davantage ;

Et que l’on puisse enfin, sur vos fronts animés,

Trouver le sens des vers, par la voix exprimés…

La scene s’embellit : sur des bords solitaires,

Je vois se réunir des grouppes de bergeres.

Des bergers amoureux ont volé sur leurs pas ;

Apollon les appelle à d’aimables combats.


Des guirlandes de fleurs ont paré ces musettes.

Cent touffes de rubans décorent ces houlettes :

Déjà de l’art du chant on dispute le prix,

Les juges sont églé, Silvanire, Cloris ;

C’est dans leurs jeunes mains que brille la couronne,

C’est le goût qui l’obtient, et l’amour qui la donne.

Le goût fut ton génie, ô toi, chantre adoré,

Toi, moderne Linus, par lui-même inspiré !

Que j’aimois de tes sons l’heureuse symmétrie,

Leur accord, leur divorce et leur économie !

Organe de l’amour auprès de la beauté,

Tu versois dans les cœurs la tendre volupté.

L’amante en vain s’armoit d’un orgueil inflexible ;

Elle couroit t’entendre, et revenoit sensible.

Plus d’une fois le dieu qui préside aux saisons,

Qui fait verdir les prés, et jaunir les moissons,

Las du céleste ennui, jaloux de nos hommages,

Sous les traits d’un berger parut dans nos bocages :

Sous ces humbles dehors, heureux et caressé,

Il retrouva les cieux dans les regards d’Issé ;

Et goûtant de deux cœurs la douce sympathie,

Fut dieu plus que jamais dans les bras de Clithie.

C’est lui sans doute encor qui vient, changeant d’autels,

Amuser sous tes traits, et charmer les mortels.

Vous, qui voulez sortir de la foule profane,

Comme lui cultivez et domptez votre organe ;

Corrigez-en les tons aigres, pesans ou faux ;

En graces, comme lui, transformez vos défauts.

Prétendez-vous m’offrir le lever de l’aurore ?

Que votre foible voix par degré semble éclore,

Et soudain déployée en sons vifs et brillans,

Me retrace du jour les feux étincelans.

De l’amour qui gémit qu’elle exprime les peines,

Se joue avec ses traits, et roule avec ses chaînes.

Peignez-vous un ruisseau ? Que vos sons amoureux

Coulent avec ses flots, et murmurent comme eux.

Répandez sur vos tons une aimable mollesse :

D’un organe d’airain soumettre la rudesse

À chanter les plaisirs et les ris ingénus,

C’est donner à Vulcain l’écharpe de Vénus.

Tel acteur s’applaudit et se croit sûr de plaire,

Qui d’une voix tonnante aborde une bergere.

À peine dans son art il est initié,

Et c’est en mugissant qu’il me peint l’amitié.

Mettez dans votre chant d’insensibles nuances ;

Des airs lents ou pressés marquez les différences.

Ce passage est frappant et veut de la vigueur :

Là, que l’inflexion expire avec langueur,

Et que par le succès votre voix enhardie

Ajoute, s’il se peut, à notre mélodie.

Divine mélodie, ame de l’univers,

De tes attraits sacrés viens embellir mes vers.


Tout ressent ton pouvoir ; sur les mers inconstantes

Tu retiens l’aquilon dans les voiles flottantes.

Tu ravis, tu soumets les habitans des eaux,

Et ces hôtes ailés qui peuplent nos berceaux.

L’amphion des forêts, tandis que tout sommeille,

Prolonge en ton honneur son amoureuse veille,

Et seul sur un rameau, dans le calme des nuits,

Il aime à moduler ses douloureux ennuis.

Tes loix ont adouci les mœurs les plus sauvages ;

Quel antre inhabité, quels horribles rivages

N’ont pas été frappés par d’agréables sons ?

Le plus barbare écho répéta des chansons.

Dès qu’il entend frémir la trompette guerriere,

Le coursier inquiet leve sa tête altiere,

Hennit, blanchit le mords, dresse ses crins mouvans,

Et s’élance aux combats, plus léger que les vents.

De l’homme infortuné tu suspends la misere,

Tu rends le travail doux, et la peine légere.

Que font tant de mortels en proie aux noirs chagrins,

Et que le ciel condamne à souffrir nos dédains ?

Le moissonneur actif que le soleil dévore,

Le berger dans la plaine errant avant l’aurore ?

Que fait le forgeron soulevant ses marteaux ?

Le vigneron brûlé sur ses ardens côteaux ?

Le captif dans les fers, le nautonnier sur l’onde,

L’esclave enseveli dans la mine profonde,

Le timide indigent dans son obscur réduit ?

Ils chantent : l’heure vole, et la douleur s’enfuit.

Jeune et discret amant, toi qui, dans ton ivresse,

N’as pu fléchir encor ton injuste maîtresse :

Dans le mois qui nourrit nos frêles rejetons,

Et voit poindre les fleurs à travers leurs boutons,

Sur la scene des champs n’oses-tu la conduire ?

La nature est si belle à son premier sourire !

Qu’avec toi ton églé contemple ces tableaux,

Et l’émail des vallons, et l’argent des ruisseaux :

Dans cet enchantement, que sa main se repose

Sur ce frais velouté qui décore la rose ;

Qu’elle puisse à longs traits en respirer l’odeur :

Le plaisir de ses sens va passer dans son cœur.

Si de tous ces attraits elle osoit se défendre,

Joins-y la volupté d’un chant flexible et tendre :

Tu l’entendras bientôt en secret soupirer…

Et je laisse à l’amour le soin de t’éclairer.

L’art des sons n’est que l’art d’émouvoir et de plaire ;

C’est le plus doux secret pour vaincre une bergere :

Mais bannissez l’apprêt ; il nous glace ; et le chant,

S’il est maniéré, cesse d’être touchant.

Évitez avec soin la molle afféterie ;

Qu’avec légéreté votre voix se varie.

Jaloux de l’embellir, craignez de la forcer ;

Un organe contraint ne peut intéresser.

Soyez vrai, naturel, c’est la premiere grace,

Et celle qu’on poursuit dégénere en grimace.

Pour illustrer votre art, respectez dans vos jeux

Le palais des héros et le temple des dieux.

Du trône où siege Euterpe il ne faut point descendre.

Sans indignation puis-je voir, puis-je entendre

Naziller Arlequin, grimacer Pantalon,

Où tonnoit Jupiter, où chantoit Apollon ?

En secret indigné que sa scene avilie

Se fût prostituée aux bouffons d’Italie ;

Que le françois, trompé par un charme nouveau,

Eût pour leurs vains fredons abandonné Rameau ;

Ce dieu voulut punir ce transport idolâtre,

Et chargeant d’un carquois ses épaules d’albâtre,

Les yeux étincelans, la fureur dans le sein,

Aux antres de Lemnos il descend chez Vulcain.

L’immortel, tout noirci de feux et de fumée,

Attisoit de ses mains la fournaise allumée ;

Mais il ne forgeoit plus ces instrumens guerriers,

Ces tonnerres de Mars, ces vastes boucliers,

Où l’air semble fluide, où l’onde dans sa sphere

Coule, et sert mollement de ceinture à la terre.

L’enclume retentit sous de plus doux travaux ;

Il y frappe des dards pour l’enfant de Paphos.


Vulcain, dit Apollon, on profane mon culte ;

Sur mes autels souillés chaque jour on m’insulte.

Venge-moi. Tout-à-coup dans les bruyans fourneaux

Des cyclopes ailés allument cent flambeaux ;

Ils volent, et déjà leur cohorte enhardie

Sur les faîtes du temple a lancé l’incendie.

Le croissant de Phébé, la conque de Cypris,

La guirlande de Flore et l’arc brillant d’Iris,

Des champs élisiens l’immortelle parure,

Les zéphirs, les ruisseaux, les fleurs et la verdure,

Les superbes forêts, les rapides torrens,

Du souverain des mers les palais transparens,

 

Hélas, tout est détruit ! On parcourt les ruines :

Là chantoient les plaisirs et les graces badines.

Le Mierre, prodigant les charmes de sa voix,

Là, disputoit le prix aux sirenes des bois :

Ici l’aimable Arnould exerçoit son empire,

Et nous intéressoit aux pleurs de Télaïre.

Euterpe cependant, pour nous dicter ses loix,

Rentre dans son asyle, et reprend tous ses droits.

Rameau, le sceptre en main, éclipse Pergolese :

Le goût a reparu : le dieu du jour s’appaise,

Et son ressentiment nous poursuivroit encor,

Si la scene à ses yeux n’eût remontré Castor.

Claude-Joseph Dorat (1734 -1780) - écrivain français - L’opéra, chant troisième
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14 mai 2024 2 14 /05 /mai /2024 19:48


 

 

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) écrivain, philosophe et musicien genevois. 

 

Examen de deux principes ….


"? Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie ?", OC, V,


L’Harmonie est une cause purement physique ?; l’impression qu’elle produit reste dans le même ordre ?; les accords ne peuvent qu’imprimer aux nerfs un ébranlement passager et stérile. 

(…) 

Les plus beaux accords, ainsi que les plus belles couleurs, peuvent porter aux sens une impression agréable et rien de plus. 

Mais les accents de la voix passent jusqu’à l’âme ?; car ils sont l’expression naturelle des passions, et en les peignant ils les excitent. 

C’est par eux que la Musique devient oratoire, éloquente, imitative, ils en forment le langage?; c’est par eux qu’elle peint à l’imagination les objets, qu’elle porte au cœur les sentiments. 

La mélodie est dans la musique ce que le dessin est dans la peinture, l’harmonie n’y fait que l’effet des couleurs. 

C’est par le chant, non par les accords que les sons ont de l’expression, du feu, de la vie?; c’est le chant seul qui leur donne les effets moraux qui font toute l’énergie de la Musique. 

En un mot, le seul physique de l’Art se réduit à bien peu de chose, et l’harmonie ne passe pas au-delà.
 

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) - écrivain, philosophe et musicien genevois - Examen de deux principes ….
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14 mai 2024 2 14 /05 /mai /2024 19:41

 

 

Ludwig Friedrich Hudemann (1703-1770) poète allemand. Il a écrit des poèmes héroïques et des tragédies.

L.F Hudemann, Proben einiger Gedichten und Poetischen Ubersetzungen, 

Hambourg 1732.

 

Si, il y a bien longtemps, le son de la harpe d'Orphée

 

Si, il y a bien longtemps, le son de la harpe d'Orphée

Touchait les hommes et bouleversait les animaux,

Tu y réussiras encore bien mieux, grand Bach :

Seul ton art peut dompter les âmes raisonnables.

L'expérience nous montre que c'est le cas, en effet :

Souvent l'on voit des mortels être semblables aux animaux,

Lorsque leur esprit par trop sot ne comprend pas tes mérites,

Et qu'en force d'entendement ils ressemblent au bétail stupide.

A peine tes sons effleurent-ils mon oreille occupée,

Que j'entends ce me semble le choeur des muses.

Une note de toi à l'orgue ne peut

Que couvrir de honte l'envie elle-même,

Et paralyse la langue de serpent de tout blasphémateur.

Depuis longtemps Apollon t'a jugé

Digne de la couronne de lauriers,

Et a gravé dans le marbre la gloire de ton nom.

Toi seul cependant peux, par tes cordes ailées,

Parfait Bach, te préparer à l'immortalité.
 

Johann Sebastian Bach jouant de l'orgue, v.1881 - Ecole Française

Johann Sebastian Bach jouant de l'orgue, v.1881 - Ecole Française

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13 mai 2024 1 13 /05 /mai /2024 22:24

Carte Bonne Fête Matthias - 14 mai

 

Bonne Fête Matthias - 14 mai

Bonne Fête Matthias - 14 mai

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13 mai 2024 1 13 /05 /mai /2024 22:23

Carte Bonne Fête Mathias - 14 mai

 

Bonne Fête Mathias - 14 mai

Bonne Fête Mathias - 14 mai

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13 mai 2024 1 13 /05 /mai /2024 22:22

Carte Bonne Fête Aglaé - 14 mai

 

Bonne Fête Aglaé - 14 mai

Bonne Fête Aglaé - 14 mai

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13 mai 2024 1 13 /05 /mai /2024 21:39

 

 

Jean de La Fontaine (1621-1695) fabuliste et homme de lettres 

1668

 

La Cigale et la fourmi 

 

La Cigale, ayant chanté tout l'été,

Se trouva fort dépourvue

Quand la bise fut venue :

Pas un seul petit morceau

De mouche ou de vermisseau.

Elle alla crier famine

Chez la Fourmi sa voisine,

La priant de lui prêter

Quelque grain pour subsister

Jusqu'à la saison nouvelle.

"Je vous paierai, lui dit-elle,

Avant l'Oût, foi d'animal,

Intérêt et principal."

La Fourmi n'est pas prêteuse :

C'est là son moindre défaut.

Que faisiez-vous au temps chaud ?

Dit-elle à cette emprunteuse.

Nuit et jour à tout venant

Je chantais, ne vous déplaise.

- Vous chantiez ? j'en suis fort aise.

Eh bien ! dansez maintenant.
 

Jean de La Fontaine (1621-1695) - fabuliste et homme de lettres - La Cigale et la fourmi 
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13 mai 2024 1 13 /05 /mai /2024 21:39

 

 

Jean de La Fontaine (1621-1695) poète, fabuliste et conteur français 

1677

 

LVI.

Épître à M. de Niert sur l’Opéra

 

Niert, qui, pour charmer le plus juste des rois,

Inventas le bel art de conduire la voix,

Et dont le goût sublime à la grande justesse,

Ajouta l’agrément et la délicatesse ;

Toi qui sais mieux qu’aucun le succès que jadis

Les Pièces de Musique eurent dedans Paris,

Que dis-tu de l’ardeur dont la Cour échauffée

Frondoit en ce tems-là les grands Concerts d’Orphée,

Les passages d’Atto, et de Leonora,

Des Machines d’abord le surprenant spectacle

Éblouit le Bourgeois et fit crier miracle ;

Mais la seconde fois il ne s’y pressa plus :

Il aima mieux le Cid, Horace, Heraclius.

Aussi, de ces objets l’ame n’est point émue,

Et même rarement ils contentent la vue.

Quand j’entends le sifflet, je ne trouve jamais

Le changement si prompt que je me le promets.

Souvent au plus beau char, le contre-poids résiste ;

Un Dieu pend à la corde, et crie au Machiniste ;

Un reste de Forêt demeure dans la mer,

Ou la moitié du Ciel au milieu de l’Enfer.

Quand le Théâtre seul ne réussiroit guère,

La Comédie, au moins, me diras-tu, doit plaire.

Les Ballets, les Concerts, se peut-il rien de mieux

Pour contenter l’esprit et réveiller les yeux ?

Ces beautés, néanmoins, toutes trois séparées,

Si tu veux l’avouer, seroient mieux savourées.

Des genres si divers le magnifique amas

Aux règles de chaque art ne s’accommode pas.

Il ne faut point, suivant les préceptes d’Horace,

Qu’un grand nombre d’Acteurs le théâtre embarrasse ;

Qu’en sa machine un Dieu vienne tout ajuster.

Le bon Comédien ne doit jamais chanter.

Le Ballet fut toujours une action muette.

La Voix veut le Théorbe, et non pas la Trompette ;

Et la Viole, propre aux plus tendres amours,

N’a jamais, jusqu’ici, pu se joindre aux Tambours.

Mais en cas de vertus, Louis, qui, par pratique,

Sait que pour en avoir une seule héroïque,

Il faut en avoir mille, et toutes à la fois,

Veut voir si, comme il est le plus puissant des Rois,

En joignant, comme il fait, mille plaisirs de même,

Il en peut avoir un dans le degré suprême.

Comme il porte au-dehors la terreur et l’amour,

Humain dans son armée autant que dans sa Cour

Il veut sur le théâtre, ainsi qu’à la campagne,

La foule qui le suit, l’éclat qui l’accompagne ;

Grand en tout, il veut mettre en tout de la grandeur.

La guerre fait sa joie et sa plus forte ardeur ;

Ses divertissements ressentent tous la guerre :

Ses concerts d’instruments ont le bruit du tonnerre,

Et ses concerts de voix ressemblent aux éclats,

Qu’en un jour de combat font les cris des soldats.

Les danseurs, par leur nombre, éblouissent la vue,

Et le Ballet paroît, exercice, revue,

Jeu de gladiateurs, et tel qu’au champ de Mars,

En leurs jours de triomphe en donnoient les Césars.

Glorieux, tous les ans, de nouvelles conquêtes,

À son peuple il fait part de ses nouvelles fêtes ;

Et son peuple qui l’aime et suit tous ses desirs,

Se conforme à son goût, ne veut que ses plaisirs.

Ce n’est plus la saison de Raymond ni d’Hilaire ;

Il faut vingt clavecins, cent violons pour plaire.

On ne va plus chercher au bord de quelque bois

Des amoureux Bergers la Flûte et le Hautbois.

Le Théorbe charmant, qu’on ne vouloit entendre

Que dans une ruelle avec une voix tendre,

Pour suivre et soutenir par des accords touchants

De quelques airs choisis les mélodieux chants,

Boisset, Gaultier, Hémon, Chambonniere, La Barre,

Tout cela seul déplaît, et n’a plus rien de rare.

On laisse là Dubut, et Lambert, et Camus ;

On ne veut plus qu’Alceste, ou Thésée, ou Cadmus.

Que l’on n’y trouve point de machines nouvelles,

Que les vers soient mauvais, que les voix soient cruelles :

De Baptiste épuisé les compositions

Ne sont, si vous voulez, que répétitions :

Le François pour lui seul contraignant sa nature,

N’a que pour l’Opéra de passion qui dure.

Les jours de l’Opéra, de l’un à l’autre bout,

Saint Honoré, rempli de carrosses partout,

Voit, malgré la misère à tous états commune,

Que l’Opéra tout seul fait leur bonne fortune.

Il a l’or de l’Abbé, du Brave, du Commis ;

La Coquette s’y fait mener par ses amis ;

L’Officier, le Marchand tout son rôti retranche

Pour y pouvoir porter tout son gain le Dimanche.

On ne va plus au Bal, on ne va plus au Cours :

Hiver, Été, Printemps, bref, Opéra toujours ;

Et quiconque n’en chante, ou bien plutôt n’en gronde

Quelque récitatif, n’a pas l’air du beau monde.

Mais que l’heureux Lully ne s’imagine pas

Que son mérite seul fasse tout ce fracas.

Si Louis l’abandonne à ce rare mérite,

Il verra si la Ville et la Cour ne le quitte.

Ce grand Prince a voulu tout écouter, tout voir ;

Mais il sait de nos sens jusqu’où va le pouvoir,

Et que si notre esprit a trop peu de portée,

Leur puissance est encor beaucoup plus limitée ;

Que lorsqu’à quelque objet l’un d’eux est attaché,

Aucun autre de rien ne peut être touché.

Si les yeux sont charmés, l’oreille n’entend gueres :

Et tel, quoiqu’en effet il ouvre les paupières,

Suit attentivement un discours sérieux,

Qui ne discerne pas ce qui frappe ses yeux.

Car ne vaut-il pas mieux, dis-moi ce qu’il t’en semble,

Qu’on ne puisse saisir tous les plaisirs ensemble,

Et que, pour en goûter les douceurs purement,

Il faille les avoir chacun séparément ?

La Musique en sera d’autant mieux concertée ;

La grave Tragédie, à son point remontée,

Aura les beaux sujets, les nobles sentimens,

Les vers majestueux, les heureux dénouemens :

Les Ballets reprendront leurs pas et leurs machines,

Et le Bal éclatant de cent Nimphes divines,

Qui de tout tems des Cours a fait la Majesté,

Reprendra de nos jours sa première beauté.

Ne crois donc pas que j’aie une douleur extrême

De ne pas voir Isis10 pendant tout le Carême.

Si nous ne pouvons pas de l’auguste Louis

Savoir encor sitôt les projets inouïs,

Le jour de son départ, sa marche et quelles Places

Foudroyant ses canons, embrasent ses carcasses,

Avec mille autres biens, le Jubilé fera

Que nous serons un temps sans parler d’Opéra.

Mais aussi, de retour de mainte et mainte Église,

Nous irons, pour causer de tout avec franchise,

Et donner du relâche à la dévotion,

Chez l’illustre Certain faire une station :

Certain, par mille endroits également charmante,

Et dans mille beaux Arts également savante,

Dont le rare génie et les brillantes mains

Surpassent Chambonniere, Hardel, les Couperins.

De cette aimable Enfant le Clavecin unique

Me touche plus qu’Isis et toute sa Musique :

Je ne veux rien de plus, je ne veux rien de mieux

Pour contenter l’esprit, et l’oreille et les yeux ;

Et si je puis la voir une fois la semaine,

À voir jamais Isis je renonce sans peine.

Représentation d'Alceste  de Lully - Quinault, - Versailles, - fête de 1674, Le Pautre - Gallica

Représentation d'Alceste de Lully - Quinault, - Versailles, - fête de 1674, Le Pautre - Gallica

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