Ovide ( 43 av. J.-C.-17 ou 18 ap. J.-C.), poète latin
XV
Sappho à Phaon
Contrairement à Sappho, le personnage de Phaon est une création…
Est-ce qu’au vu de cette lettre écrite d’une main passionnée
Tes yeux ont aussitôt reconnu qu’il s’agissait de la mienne ?
Si tu n’avais pas lu le nom de son auteur, Sappho,
Ne saurais-tu d’où vient cette œuvre brève ?
Peut-être vas-tu te demander pourquoi mes vers sont alternés
Alors que je suis plus portée vers les mètres lyriques
Mon amour doit se dire en pleurant : élégie, poème des pleurs ;
Nul autre chant ne s’accorde à mes larmes.
Je me consume comme brûle, sous les flammes attisées
Par l’indomptable Eurus,
un champ fertile aux récoltes incendiées.
Phaon fréquente les plaines lointaines de l’Etna de Typhée
Moi, l’ardeur qui m’habite n’est pas moindre
que le feu de l’Etna,
Et les vers que je pourrais unir à l’harmonie des cordes
Ne me viennent pas :
le poème a besoin que l’on ait l’esprit libre.
Ni les femmes de Pyrrha ni celles de Méthymne
Ni aucune des autres Lesbiennes ne me charment.
Sans intérêt pour moi est Anactorié,
sans intérêt l’éblouissante Cydro ;
Atthis n’est plus, comme jadis, agréable à mes yeux,
Et cent autres que j’ai été, certes, coupable d’aimer.
Cruel, tu possèdes à toi seul
ce qui a appartenu à tant de femmes.
Ta beauté, ta jeunesse sont faits pour les jeux d’amour.
Ô beauté traîtresse pour mes yeux !
Prends une lyre et un carquois :
tu deviendras Apollon en personne ;
Que des cornes te poussent sur le front et tu seras Bacchus.
Phœbus a aimé Danaé et Bacchus la fille de Gnose
En revanche les Muses me dictent les poèmes les plus exquis ;
Mon nom est déjà célébré dans l’univers entier
Et Alcée, mon compatriote et frère en poésie, n’est pas
Plus encensé bien que ses chants soient fort sublimes.
Si la nature capricieuse m’a refusé la beauté,
Je pallie ce défaut de beauté par mon talent.
Je suis petite, mais j’ai un nom qui peut emplir toute la terre ;
Je dois ma stature à ma seule réputation.
Si je n’ai pas la peau claire, la fille de Céphée, Andromède,
Qui plut à Persée, avait le teint basané de son pays
Et les blanches colombes s’unissent
souvent à d’autres bigarrées,
Et la tourterelle noire est aimée par un oiseau vert.
Si tu ne veux pas d’autre femme que celle dont la beauté
Te paraîtra digne de toi,
tu n’auras pas de femme, pas de femme !
Lorsque tu lisais mes poèmes, je te paraissais même belle :
Tu jurais que j’étais la seule à pouvoir parler sans fin.
Je chantais, je m’en souviens
(les amantes se souviennent de tout) ;
Pendant que je chantais, tu me volais des baisers.
Tu en étais même enchanté et je te plaisais en tous points
Mais bien plus encore au moment de l’acte d’amour.
Alors, tu trouvais un charme fou à ma sensualité,
À mon insatiable activité,
aux mots qui accompagnaient nos ébats
Et au fait que, une fois épuisé le plaisir de l’un et l’autre,
Une intense langueur envahissait nos corps las.
Maintenant, ce sont les filles de Sicile,
proie nouvelle, qui viennent à toi ;
Qu’ai-je à voir avec Lesbos ? Je veux être Sicilienne !
Ô vous, renvoyez de votre pays ce vagabond,
Mères de Mégare et brus de Mégare,
Et que ses paroles flatteuses
et mensongères ne vous abusent pas :
Ce qu’il vous dit, c’est à moi qu’auparavant il l’a dit.
Quant à toi, déesse Érycine qui habites les monts de Sicile
Protège ta poétesse – car je suis à toi.
La puissante Fortune poursuit-elle sa marche inexorable
Et demeure-t-elle, dans sa course, toujours aussi dure ?
J’avais six ans lorsque, recueillis avant l’heure,
Les restes de mon père ont absorbé mes larmes ;
Puis, amouraché d’une prostituée, mon frère a brûlé de désir
Et en a subi le préjudice, joint à la honte du déshonneur.
Devenu pauvre, il sillonne les mers d’azur sur un bateau léger
Et les biens qu’il a coupablement perdus,
il les cherche coupablement
Et parce que je l’ai souvent bien conseillé,
avec franchise, il me hait :
C’est ce que m’ont valu mon franc-parler, mon dévouement,
Et comme si je n’avais pas assez de ces tourments sans fin
Ma petite fille ajoute encore à mes soucis.
Et tu viens par surcroît : dernière raison de me lamenter ;
Non, ce n’est pas un vent propice qui pousse mon bateau !
Mes cheveux s’étalent sur mon cou, épars et en désordre,
Et aucune pierre précieuse ne brille à mes doigts.
Je suis vêtue très simplement,
ma coiffure n’est pas tressée d’or,
Ma chevelure ne connaît pas les présents d’Arabie.
Pour qui me parer, malheureuse, à qui m’efforcer de plaire ?
L’unique destinataire de mon élégance est absent.
J’ai le cœur tendre et vulnérable aux flèches rapides,
Et c’est toujours de sa faute si je suis toujours amoureuse,
Soit que les Sœurs l’aient ainsi décidé à ma naissance
En ne dotant pas ma vie d’un fil rigoureux,
Soit que les préoccupations influencent
le caractère et que Thalie
En m’enseignant son art, m’ait façonné un tempérament tendre.
Quoi d’étonnant si j’ai été séduite
par l’âge où la barbe est naissante,
Ces années qui peuvent susciter l’amour d’un homme ?
J’avais peur, Aurore, que tu ne l’enlèves à la place de Céphale
Et tu pouvais le faire, mais ton premier rapt te retient
Si tu le voyais, toi, Phœbé qui vois tout,
C’est Phaon qui serait condamné à dormir éternellement
Vénus l’aurait bien emporté sur son char d’ivoire
Mais elle sait qu’il pourrait plaire à son cher Mars.
Toi qui n’es pas encore un jeune homme et déjà plus un enfant,
Le bel âge, toi l’honneur et l’immense gloire de ton siècle,
Viens ici, beau garçon, et retombe dans mes bras !
Je ne demande pas que tu m’aimes,
mais que tu te laisses aimer.
J’écris et les larmes jaillissent et coulent de mes yeux ;
Regarde toutes les taches qui se trouvent à cet endroit.
Si tu étais bien décidé à t’en aller d’ici, tu pouvais partir
Plus correctement en me disant : "Adieu, fille de Lesbos."
Tu n’as emporté ni mes larmes ni mes derniers baisers ;
Enfin, je n’ai pu m’inquiéter de ce que j’allais souffrir.
Je n’ai rien de toi mis à part cet outrage et toi
Tu n’as pas de présent pour te rappeler ton amante.
Je ne t’ai point fait de recommandations et je ne t’en aurais,
Du reste, fait aucune sinon
celle de bien vouloir ne pas m’oublier.
Je te le jure par Amour,
qui ne s’éloigne jamais beaucoup de toi,
Et par les neuf déesses, mes puissances divines :
Lorsque je ne sais qui m’a dit : "Ton amoureux s’enfuit",
Longtemps je n’ai pu ni pleurer ni parler ;
Mes yeux étaient sans larmes, ma bouche sans paroles,
Un froid glacial me comprimait le cœur.
Quand la douleur s’est révélée je me suis, sans honte, frappé
La poitrine, arraché les cheveux en hurlant
Ainsi qu’une mère aimante qui porterait vers un bûcher dressé
Le cadavre de son fils que la mort lui aurait ravi.
Mon frère Charaxus se réjouit de ma détresse et s’en sert,
Allant et venant devant mes yeux en disant,
Pour bien montrer que la raison de ma douleur est honteuse :
"De quoi s’afflige-t-elle ? Sa fille est bien vivante !"
La pudeur et l’amour ne vont pas bien ensemble :
le peuple entier
Voyait, sous ma tunique déchirée, que j’avais les seins nus.
C’est toi, Phaon, qui me tourmentes ; toi que je revois en rêve,
Des rêves plus clairs qu’une belle journée.
C’est là que je te retrouve,
bien que tu sois absent de ce pays ;
Mais la joie du sommeil ne se prolonge pas assez.
J’ai souvent l’impression d’appuyer ma tête
au creux de tes bras,
Souvent celle de soutenir la tienne au creux des miens.
Je reconnais les baisers que ta langue savait faire naître,
Aussi experte à les recevoir qu’à les donner.
Parfois, je me caresse et j’emploie exactement les mêmes mots
Que dans la vie réelle,
et ma bouche est attentive à mes sens ;
J’ai honte de te raconter la suite, mais elle a lieu
Et je jouis, et il m’est impossible de rester sèche.
Mais lorsqu’apparaît le Titan et toutes choses avec lui
Je déplore que le sommeil m’abandonne si vite.
Je recherche les grottes et les bois comme si grottes et bois
Pouvaient m’aider ; car ils ont été complices de mes plaisirs.
Là, privée de raison, telle une possédée de la terrible Enyo
Les cheveux tombant autour de mon cou, je suis emportée.
Mes yeux revoient ces grottes, creusées dans le tuf rugueux,
Qui me paraissaient égaler le marbre de Mygdonie.
Je retrouve la forêt qui nous a souvent offert une couche
Et nous a couverts de son épaisse et sombre chevelure.
Mais je ne trouve pas le maître de cette forêt et le mien :
Ce lieu n’est qu’un terrain vulgaire ;
c’est lui qui lui donnait du prix.
J’ai reconnu l’herbe foulée de la clairière que je connais bien :
Le poids de nos corps y avait courbé le gazon.
Je m’y suis étendue et j’ai touché l’endroit où tu étais ;
L’herbe jadis accueillante a bu mes larmes.
Bien plus, les branches dépouillées de leurs feuilles semblent
pleurer, et aucun oiseau n’y émet de plaintes suaves.
Seul l’oiseau de Daulis,
mère accablée qui se vengea de son époux
De manière impie, célèbre Itys l’Ismarien
L’oiseau chante Itys, Sappho l’amour qui lui manque ;
Voilà : tout le reste se tait, comme en pleine nuit.
Il y a là, ravissante et plus transparente qu’un clair ruisseau,
Une source sacrée ; elle est habitée,
pense-t-on, par une divinité.
Un lotus d’eau étend ses branches au-dessus d’elle :
Un arbre à lui tout seul. La terre verdoie d’herbe tendre.
 peine y avais-je étendu, en larmes, mon corps las
Qu’apparut devant mes yeux une Naïade ;
Elle apparut en disant : "Puisque tu brûles d’une passion
Non partagée, il faut que tu gagnes la terre d’Ambracie."
Phœbus voit, d’un promontoire, toute l’étendue de la mer :
Les habitants l’appellent mer d’Actium et de Leucade.
C’est de là qu’embrasé d’amour pour Pyrrha, Deucalion
S’est jeté, et son corps a touché l’eau sans se blesser
Aussitôt, un amour réciproque a transpercé l’insensible cœur
De Pyrrha ; délivré, Deucalion s’est détaché de sa passion.
Voilà la propriété de ce lieu. "Gagne tout de suite les hauteurs
de Leucade et saute sans crainte du rocher."
Sur ce conseil, elle se tut et disparut. Je me dressai, transie,
Et mes yeux ne réprimèrent pas leurs larmes.
J’irai, ô nymphe, je gagnerai le rocher que tu m’as indiqué ;
Que la crainte s’éloigne, vaincue par mon amour fou.
De toute façon, ce sera mieux que maintenant. Brise,
Glisse-toi sous moi : mon corps ne pèse pas bien lourd.
Toi aussi, tendre Amour, soutiens ma chute avec tes ailes
Pour que ma mort ne soit pas imputée aux eaux de Leucade.
En retour, j’offrirai à Phœbus une lyre
– notre instrument commun –
Et j’écrirai au-dessous les deux vers suivants :
Merci, Phœbus ; je t’offre cette lyre,
moi, Sappho la poétesse ;
Elle est faite pour moi, elle est faite pour toi.
Mais pourquoi m’envoies-tu, malheureuse,
vers les rivages d’Actium
Lorsque tu peux toi-même revenir de tes errances ?
Tu peux m’être plus salutaire que les eaux de Leucade ;
Ta beauté, tes mérites feront de toi mon Phœbus.
Pourras-tu assumer, si je meurs – toi plus dur que les pierres
Et que toutes les eaux –, la responsabilité de ma mort ?
Et pourtant, combien mon cœur pourrait s’unir à toi
Plutôt que se laisser précipiter du haut de roches !
C’est ce cœur, Phaon, que tu ne cessais de louer
Et qui t’a semblé si souvent intelligent.
Aujourd’hui, j’aimerais être éloquente ;
la souffrance fait obstacle
Au talent et mes malheurs ont figé en moi toute intelligence.
Je n’ai nul écho dans mes vers de mon ancienne force :
Mon luth se tait de douleur, de douleur ma lyre est muette.
Lesbiennes de la mer, jeunes mariées ou fiancées,
Lesbiennes, dont j’ai chanté les noms sur ma lyre éolienne,
Lesbiennes aimées qui avez fait de moi un objet de scandale,
Cessez d’accourir en foule au son de ma cithare.
Phaon a tout emporté de ce qui vous plaisait jadis
(Malheureuse ! j’allais presque dire : mon Phaon).
Faites-le revenir, et votre poétesse reviendra :
C’est lui qui donne des forces à mon talent,
lui qui me les enlève.
Pourquoi me répandre en prières ? un cœur inculte s’émeut-il
Ou reste-t-il impassible aux mots fragiles
qu’emportent les zéphyrs ?
Eux qui emportent mes paroles,
je voudrais qu’ils ramènent tes voiles ;
C’est ce qu’il faudrait que tu fasses,
insensible, si tu étais avisé.
Si tu dois revenir et si l’on prépare
pour ton bateau des offrandes
Votives, pourquoi ce retard qui me déchire le cœur ?
Appareille ! Vénus, née de la mer,
rend la mer clémente aux amants :
La brise te poussera ; tu n’as qu’à appareiller.
Installé à la poupe, Cupidon en personne tiendra le gouvernail ;
Il mettra à la voile ou ralentira d’une main légère.
Ou s’il te plaît de fuir bien loin Sappho de Lesbos –
Et pourquoi le mériterais-je, tu ne peux le déterminer –,
Fais-le moi dire au moins par une lettre dure,
Afin que je trouve la mort dans les eaux de Leucade.