John Keats (1795-1821) poète anglais
Isabella, or the Pot of Basil
poème narratif écrit en 1818 et publié en 1820
adapté de l'histoire du Décaméron (IV, 5) de Boccace.
Isabelle ou le pot de basilic
Conte d'après Boccace
Extrait
I
Gracieuse Isabelle, pauvre innocente Isabelle !
Lorenzo, un jeune pèlerin sous l’œil de l’Amour !
Ils ne pouvaient habiter la même demeure
Sans émotion au cœur, sans souffrance ;
Ils ne pouvaient s’asseoir aux repas sans éprouver
Quelle douceur pour l’un était la présence de l’autre ;
Ils ne pouvaient, à coup sûr, dormir sous le même toit
Sans rêver l’un à l’autre et pleurer chaque nuit.
...
VIII
"O Isabelle, je m’aperçois à demi
Que je peux confier ma souffrance à ton oreille ;
Si jamais tu peux croire à quelque chose,
Crois à mon amour, crois que mon cœur
Est près de s’arrêter : je ne voudrais pas t’irriter
En pressant ta main malgré toi, ni blesser
Tes yeux en les fixant ; mais je ne peux vivre
Une nuit de plus sans t’avouer ma passion.
IX
"Amour ! tu me délivres de l’hiver glacial,
Jeune fille ! tu me mènes vers la chaleur de l’été,
Il me faut donc goûter la floraison qui s’épanouit
Dans la chaude maturité de ce gracieux matin."
Il dit, et ses lèvres timides tout à l’heure, s’enhardirent,
Un baiser chanta poétiquement, humide de rosée :
Une grande béatitude, une extase s’éleva en eux,
Telle une fleur de volupté sous la caresse de Juin.
...
XIV
La mignonne amoureuse habitait avec ses deux Frères
Enrichis par le commerce de leurs ancêtres,
Pour eux, plus d’une main lassée s’humectait de sueur
Dans les mines éclairées de torches ou dans les bruyantes
factoreries,
Plus d’un dos frémissant d’orgueil se courbait
Et saignait sous l’aiguillon du fouet ; les yeux creux,
Aveuglé, plus d’un passait des jours entiers dans la rivière,
Pour récolter les grains d’or roulés par les flots.
...
XI
Ces deux frères ayant découvert à de nombreux indices
Quel amour Lorenzo portait à leur sœur,
Et combien elle l’aimait aussi, chacun échangea
Avec l’autre ses plus amers soupçons, presque fou de penser
Que lui, le serviteur chargé de leurs affaires,
Fût l’heureux possesseur de l’amour de leur sœur,
Quand leur dessein était de la mener peu à peu
A quelque haut seigneur et ses bois d’oliviers.
XXII
Et ils tinrent plus d’un conciliabule jaloux,
Et plus d’une fois à part se mordirent les lèvres,
Avant d’avoir arrêté l’expédient le plus sûr
Pour faire expier son crime au jeune amoureux ;
A la fin, ces deux hommes pétris de cruauté
Tranchèrent la Pitié d’une entaille profonde jusqu’à l’os :
Car ils résolurent, dans quelque obscure forêt
De tuer Lorenzo, et de l’y enterrer.
...
XXVIII
Là fut tué et enterré Lorenzo,
Là dans cette forêt prit fin son grand amour ;
Ah ! quand une âme gagne ainsi sa délivrance,
Elle souffre dans la solitude, — est mal à l’aise dans la paix,
Comme les limiers couverts de sueur après l’hallali :
Ils trempèrent leurs épées dans l'eau, et firent galoper sans
merci
Leurs chevaux pour rentrer, éperonnant furieusement,
Chacun d’eux plus riche en étant meurtrier.
XXIX
Ils contèrent à leur sœur comment, en soudaine hâte,
Lorenzo s’était embarqué pour des rivages étrangers ;
Cette grande urgence était nécessitée
Par leurs affaires que requéraient des mains fidèles.
Pauvre fille ! revêts ton voile de veuve étouffant,
Et sois libérée sur le champ des maudits liens de l’Espérance ;
Aujourd’hui tu ne le verras plus, ni demain,
Et le jour suivant sera un jour de deuil.
...
XXXII
Au milieu de l’automne, vers le soir,
Le souffle de l’hiver arrive de très loin.
Le vent empoisonné de l’Ouest dépouille sans trêve
Les arbres de leur teinte dorée, siffle la ronde
De mort parmi les buissons et les feuilles,
Il dénude tout avant d’oser s’élancer
Hors de ses cavernes du Nord. De même la douce Isabelle
Par un dépérissement graduel perdit sa beauté,
XXXIII
Parce que Lorenzo ne revenait pas. Souvent
Elle demandait à ses frères, l'œil éteint,
S’efforçant de rester brillant, quelle contrée
Pouvait le retenir si longtemps prisonnier ! ils inventaient
De temps en temps un conte pour la tranquilliser. Leur crime
Etait sur leur tête, comme la fumée sur la vallée de Hinnom ;
Et chaque nuit dans leurs rêves ils gémissaient tout haut,
De voir leur sœur dans son linceul de neige.
XXXIV
Car elle était morte dans une ignorance assoupissante,
Mais pour une chose plus mortellement lugubre que tout ;
Cela vint comme un amer breuvage, bu par hasard,
Qui délivre le malade du fastueux drap mortuaire
En lui rendant quelques instants le souffle ; comme une lance
Éveillant un Indien de son hypnotisme, nuageux palais,
D’un coup féroce, et lui ramenant
Le sens du feu dévorateur au cœur et au cerveau.
XXXV
Ce fut une vision. Dans l’engourdissante obscurité,
Dans la tristesse de minuit, aux pieds de sa couche
Lorenzo se tenait, et pleurait ; la tombe de la forêt
Avait souillé sa luisante chevelure qui autrefois lançait
Ses éclats jusqu’au soleil, et mis sa froide empreinte
Sur ses lèvres, et brisé le suave luth
De sa voix rendue au silence ; le long de ses oreilles fangeuses
Un lit de boue était creusé par ses larmes.
...
XXXIX
Je suis une ombre maintenant, hélas ! hélas !
Sur les confins de l’humaine nature demeurant
Seul : seul je chante la sainte Messe
Agenouillé tandis qu’autour de moi tintent de menus sons de vie,
Que de chatoyantes abeilles volent à midi vers les champs,
Et que plus d’une cloche de chapelle annonce l’heure,
Me transperçant de douleur : ces sons deviennent étranges
pour moi,
Et tu es loin de moi parmi les humains.
...
XLV
Qui n’a rôdé dans un verdoyant cimetière,
Et laissé son esprit, comme un génie taupe,
Fouiller le sol argileux et le dur gravier
Pour voir un crâne, des os dans le cercueil et la robe funéraire;
Prenant en pitié chaque forme qu’a souillée la voracité de la
Mort,
Et lui insufflant encore une fois une âme humaine ?
Ah ! ceci est une fête en comparaison de ce qu’éprouvait
Isabelle s’agenouillant devant Lorenzo.
XLVI
Ses regards sondaient la terre fraîchement remuée, comme si
Un simple coup d’œil pouvait surprendre tous ses secrets :
Distinctement elle vit, comme d’autres auraient reconnu
Des membres livides au fond d’une source de cristal ;
Sur le lieu du meurtre elle semblait prendre racine,
Tel un lis né dans le vallon :
Alors, avec un poignard, soudain, elle commença
A creuser avec plus d’ardeur que les avares ne le peuvent.
XLVII
Bientôt elle déterra un gant boueux, sur lequel
Avec la soie sa fantaisie avait brodé de pourpres dessins,
Elle le baisa de ses lèvres plus froides que le marbre,
Et le mit dans son sein où il se sécha
Et glaça complètement jusqu’à l’os
Les suaves mamelles créées pour apaiser les cris des enfants :
Puis elle recommença à fouiller, sans répit
Si ce n’est pour écarter de temps en temps le voile de ses
cheveux.
XLVIII
La vieille nourrice se tenait à côté d’elle, étonnée,
Jusqu’à ce qu’elle se sentît le cœur ému de pitié
A la vue d’un si pénible labeur,
Alors elle s’agenouilla aussi, malgré ses mèches blanches
Et prêta ses mains décharnées à cette horrible besogne ;
Trois heures elles peinèrent sur ce douloureux travail :
Enfin elles touchèrent le fond de la fosse
Sans qu’Isabelle perdît son calme ni son sang froid.
XLIX
Hélas ! à quoi bon toutes ces histoires de vermines ?
Pourquoi s’attarder si longtemps près de cette tombe béante ?
Oh ! pour la grâce d’un Roman d’autrefois,
La plainte ingénue d’un chant de ménestrel !
Aimable lecteur, jette un coup d’œil sur le vieux conte,
Car ici, en vérité, il ne sied pas
De dire : — Oh ! tourne-toi vers le véritable conte,
Et goûte le charme de cette pâle vision.
L
D’un stylet plus émoussé que le glaive de Persée
Elles tranchèrent, non la tête d’un monstre informe,
Mais une tête, dont la beauté s’harmonisait merveilleusement
Avec la mort comme avec la vie. Les anciens bardes ont dit :
L'amour ne meurt jamais, mais vit, dieu immortel :
Si l'amour personnifié est jamais mort,
Isabelle l’embrassa et gémit à voix basse.
C'était l'amour ; froid — mort, c'est vrai ; mais toujours dieu.
LI
Anxieuses pour leur secret, elles emportèrent la tête chez elles
Où la récompense fut pour la seule Isabelle :
Elle lissa la chevelure en désordre avec un peigne d’or,
Autour de chaque œil plus creusé encore par la mort
Elle fixa des boucles comme des cils ; et la glaise gluante,
Avec des larmes aussi glacées que le suintement d’une source
Elle l’enleva ; puis de nouveau elle peigna et
Soupira tout le jour — puis de nouveau elle embrassa et pleura.
LII
Ensuite dans une écharpe d’or — parfumée avec la rosée
De fleurs précieuses, cueillies en Arabie,
Et les divines liqueurs distillées en gouttes odorantes
A travers les tuyaux serpentins rafraîchissants —
Elle l’enveloppa ; et pour tombe lui choisit
Un pot de fleurs, dans lequel elle l’enfouit,
La recouvrant de terre ; et par dessus elle planta
Un basilic fleuri, que ses larmes arrosèrent à jamais.
LIII
Elle oublia les étoiles, la lune, le soleil,
Elle oublia l’azur au-dessus des arbres,
Elle oublia les vallées où coulent les ruisseaux,
Elle oublia la brise glaciale de l’automne ;
Elle n’avait aucune notion de la fin des journées
Et ne discernait pas leur recommencement ; mais en paix
Se penchait sur son basilic en fleur immuablement,
Et le trempait de ses larmes jusqu’à la racine.
LIV
Ainsi elle le nourrit sans trêve de ses larmes amères,
Qui le rendirent gras, vert et florissant
Au point que son baume surpassa celui de ses semblables
Les autres toufles de basilics de Florence ; car il tirait,
En plus, sa nourriture et sa vie, d’un forfait humain,
De cette tête devenue pourriture cachée à tous les regards
Au point que ce joyau, en sûreté dans son écrin,
Prospéra au grand jour et s’épanouit en feuilles parfumées.
LV
O Mélancolie, demeure avec nous pour un instant !
O Musique, Musique, reprends haleine tristement !
O Écho, Écho, de quelque sombre rive,
Inconnue, Léthéenne, soupire vers nous — O soupire !
Esprits de deuil, relevez vos têtes, et souriez ;
Relevez la tête, suaves Esprits, avec accablement,
Et jetez une faible lueur dans vos ténèbres funéraires,
Teintant avec la pâleur de l’argent le marbre des tombes.
LVI
Gémissez ici, vous toutes, syllabes qui exprimez le malheur
Et que clame le gosier profond de la triste Melpomène !
Faites résonner la lyre de bronze sur le mode tragique,
Faites vibrer les cordes mystérieusement ;
Sifflez lugubrement plus haut que les vents, et sourdement ;
Car la naïve Isabelle doit bientôt habiter
Le royaume des morts ; elle se fane comme un palmier
Qu’entaille un Indien pour sa sève embaumée.
LVII
O laisse le palmier se faner de lui-même ;
Ne permets pas au froid hiver de geler son agonie !
Cela ne peut être — ces riches adorateurs de Babel,
Ses frères, remarquaient la continuelle averse
Qui coulait de ses yeux morts ; et plus d’un curieux lutin,
Parmi ses parents, s’étonnait qu’une telle dot
De jeunesse et de beauté fût dédaignée, étant l’apanage
D’une fille prédestinée à devenir la fiancée d’un seigneur.
LVIII
Bien plus, ses frères s’étonnaient davantage
De la voir languir à côté du Basilic verdoyant,
Et de voir celui-ci s’épanouir, comme par miracle ;
Grandement ils se demandaient ce que cela signifiait :
Ils ne pouvaient sûrement pas croire qu’une chose
De si peu de valeur eût le pouvoir de lui faire oublier
Sa propre jeunesse, et les gais plaisirs,
Et jusqu’au souvenir de l’amour anéanti.
LVIX
Aussi épièrent-ils le moment où ils pourraient pénétrer
Le mystère de ce caprice ; et longtemps ils épièrent en vain ;
Car rarement elle se présentait au confessionnal,
Et rarement elle éprouvait la sensation de la faim ;
Et quand elle quittait son trésor, elle rentrait à la hâte, aussi
vite
Qu’un oiseau volerait pour revenir couver ses œufs ;
Aussi patiente qu’une poule, elle s’asseyait
A côté de son Basilic, pleurant à travers ses cheveux.
LX
Ils imaginèrent donc de voler le pot de Basilic
Et de l’examiner dans un endroit secret :
Ce n’était que pourriture verdâtre et livide,
Et cependant ils reconnurent le visage de Lorenzo :
Ils avaient récolté la récompense de leur crime,
Si bien qu’ils désertèrent Florence sur l’heure
Pour n’y plus jamais retourner. Ils partirent au loin
Avec du sang sur leur tête, en exil.
LXI
O Mélancolie, détourne les yeux !
O Musique, Musique, reprends haleine tristement !
O Écho, Écho, quelqu’autre jour
Des îles Léthéennes, soupire vers nous — O soupire !
Esprits de deuil, ne chantez pas votre "Bon voyage !"
Car Isabelle, la douce Isabelle, va mourir ;
Elle va mourir d’une mort trop solitaire et incomplète
Puisqu’on lui a dérobé son cher Basilic.
LXI
Lamentablement elle regardait les choses mortes et inanimées,
Réclamant amoureusement son Basilic perdu ;
Et avec les accents mélodieux dans les cordes
De sa voix expirante, maintes fois elle pleurait
Sur le pèlerin à l’âme errante,
Pour lui demander où était son Basilic ; et pourquoi
On le lui cachait "Car c’est cruel", disait-elle,
"De me dépouiller de mon pot de Basilic"
LXIII
C’est ainsi qu’elle dépérit, qu’elle mourut de désespoir,
Implorant pour son Basilic jusqu’au dernier soupir.
Il n’y eut pas un cœur à Florence qui ne prît
En pitié son amour, dont la fin avait été si tragique.
De cette histoire naquit une plaintive ballade
Qui passant de bouche en bouche parcourut tout l’univers :
On en chante encore le refrain : "Quelle cruauté
De me dépouiller de mon pot de Basilic ! "
George Henry Grenville Manton (1855-1932) Peintre et illustrateur britannique Isabella et le pot de basilic
Poèmes et Poésies (Keats, trad. Gallimard) - Wikisource
Poèmes et Poésies Traduction précédée d'une étude par Paul Gallimard ... C'est une loi éternelle que celui qui l'emporte en beauté doit l'emporter en puissance. (Hypérion). PARIS MERCURE D...
https://fr.wikisource.org/wiki/Po%C3%A8mes_et_Po%C3%A9sies_(Keats,_trad._Gallimard)
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