Rainer Maria Rilke (1875-1926) écrivain autrichien
Les Élégies de Duino (Duineser Elegien) est le titre d’un recueil de dix élégies écrites en allemand de 1912 à 1922 par le poète Rainer Maria Rilke et publiées pour la première fois chez Insel Verlag à Leipzig en 1923.
Leur nom est dérivé du château de Duino, près de Trieste, où Rilke fut invité par son amie et mécène, la princesse Marie von Thurn und Taxis-Hohenlohe à qui est dédié ce recueil, et d’où il rédigea les premières élégies du recueil.
Les Elégies de Duino, oeuvres 2
Première Elégie :
"Qui donc, si je criais, parmi les cohortes des anges m’entendrait ?"
Car le beau n’est que le premier degré du terrible, à peine encore
supportable, et si nous l’admirons tant, c’est qu’impassible
il dédaigne de nous détruire. Oui, tout ange est terrible...
...Tu es tout près de les envier. Ces délaissées,
à tes yeux tellement plus aimantes que celles
que l’amour a comblées, renouvelle sans cesse
l‘hommage jamais trop fervent pour elles ; songe :
le héros dure, et sa chute ne fut pour lui
que prétexte pour être: une ultime naissance.
...Etrange,
de ne pas désirer plus avant ses désirs, étrange
que dans l’espace tout ce qui tenait ensemble
voltige, délié. La mort est dure, oui,
et que n’y faut-il regagner avant que l’on
y sente un peu d’éternité. Mais les vivants
font tous l’erreur de distinguer trop nettement.
La deuxième Elégie
Tout ange est terrible. Et pourtant, malheur à moi,
je vous invoque, oiseaux presque mortels de l’âme,
vous connaissant. Car où sont les jours de Tobie
où le plus rayonnant de vous pouvait paraître,
à peine déguisé pour le voyage, au seuil
d’une simple maison sans provoquer l’effroi...
Vois : les arbres sont. Et les maisons
encore, que nous habitons. Nous seuls passons auprès
de tout comme un souffle échangé. Et tout conspire
pour faire sur nous le silence, soit par honte,
peut-être, soit dans quelque inexprimable espoir.
La troisième Elégie.
Entends la nuit qui s’incurve et se creuse. Étoiles,
ne vient-il pas de vous, l’attrait de l’Amant pour les yeux
de l’Aimée ? Et la connaissance intime qu’il en a,
la tient-il pas de vos pures constellations ?...
Aimant. Il descendit dans le sang plus ancien,
les ravins où gisait l’effroi, repu d’ancêtres.
Chaque terreur le connaissait, clignait de l’œil
comme en signe de connivence et l’horreur même,
oui, souriait …
La quatrième Elégie
O arbres de la vie, quand êtes-vous d’hiver ?...
Qui ne fut, anxieux, assis face au rideau
de son cœur ? Lequel se leva sur une scène
d’adieu...
…. malgré tout
Je resterais. Car il y a toujours à voir...
Quand je m’en sens l’envie
j’attends devant le rideau des marionnettes,...
…. la mort, toute la mort, la contenir en soi si doucement
avant même la vie, et n’en pas devenir méchant, voilà
qui ne se peut décrire.
La cinquième Elégie
…, ce tapis égaré dans l’univers, posé là tel
un pansement, comme si le ciel de banlieue
avait blessé la terre.
La sixième Elégie
… Mais nous, hélas,
fiers de fleurir, nous nous y complaisons, trahis avant
d’atteindre le dedans de notre fruit tardif !...
Ils volent en avant de leur propre sourire…
Car proche étrangement des jeunes morts est le héros.
Que lui importe de durer si l’existence
est pour lui ascension ? Il s’enlève et progresse
dans la constellation toujours changeante du péril
qui sans cesse le guette, où combien peu le suivent!
La septième Elégie
…Ne croyez pas
que le destin soit plus que la densité de l’enfance ;
vous avez si souvent devancé l’aimé, haletant,
haletant du bonheur d’une course libre et sans but !...
Nulle part. Bien-aimée, il n’y aura de monde
qu’intérieur. Notre vie passe en métamorphose....
Le temple, on ne le connait plus. C’est une prodigalité
du cœur dont nous faisons secrètement l’économie.
La huitième Elégie
Mais nous autres, jamais nous n’avons un seul jour
Le pur espace devant nous, où les fleurs s’ouvrent
A l’infini. Toujours le monde, jamais le
Nulle part sans le Non, la pureté
insurveillée que l’on respire,
Que l’on sait infinie et jamais ne désire...
Toujours tournés vers le créé nous ne voyons
en lui que le reflet de cette liberté
par nous-même assombri. A moins qu’un animal,
muet, levant les yeux, calmement nous transperce.
Ce qu’on nomme destin, c’est cela : être en face,
rien d’autre que cela, et à jamais en face....
Car là où nous voyons l’avenir, il voit tout
Et se voit dans le Tout, et guéri pour toujours...
Et nous: spectateurs, en tous temps, en tous lieux,
tournés vers tout cela, jamais vers le large !
Débordés, Nous mettons de l’ordre. Tout s’écroule,
Nous remettons de l’ordre et nous-mêmes croulons...
tels nous vivons en prenant congé sans cesse.
La neuvième Elégie
….pourquoi
faut-il être homme et, fuyant le destin, y aspirer
si fort ?
Parce que le bonheur existe, hâtif profit d’une perte prochaine ? Oh non !
….
Mais parce qu’être ici c’est beaucoup. Et qu’ici,
Apparemment, tout a besoin de nous, ces choses
Éphémères qui étrangement nous appellent.
Nous, les plus éphémères. Une fois chaque chose,
rien qu’une fois. Une fois et c’est tout. Et nous aussi
rien qu’une fois. Et jamais plus. Mais une fois,
quand ce ne serait qu’une fois. Avoir été cela:
de cette terre, voilà qui semble irrévocable.
La dixième Elégie
Un ange foulerait
Sans qu’il en reste rien leur foire au réconfort
Et le prêt à porter voisin de l’église bien propre,
Close-et-désenchantée comme une post le dimanche...
Pour l’adulte, d’ailleurs, il reste encore à voir
comment l’argent physiologiquement se reproduit,
Pas seulement pour s’amuser: le sexe de l’argent,
le processus dans son entier- qui vous instruit et vous féconde…
...Et nous qui voyons le bonheur
comme quelque chose qui monte, éprouverions
l’émotion dont nous sommes presque atterrés
Quand une chose heureuse tombe.