Zulma Carraud (1796-1889) écrivaine française,
Hachette, 1865 (p. 3-72).
Les métamorphoses d’une goutte d’eau
...
Par une nuit étoilée , l’air s’étant trop refroidi
pour me tenir plus longtemps en suspension,
je fus ramenée vers la terre, et, perle encore,
je me trouvai dans le pétale concave
d’une magnifique fleur de câprier qui croissait
sur une vieille muraille, et dont
l’odeur subtile embaumait les alentours.
Au fond de la corolle nichait toute une famille
d’insectes microscopiques,
vivant du pollen que leur fournissaient
incessamment les mille étamines
empourprées qui s'épanouissa ent au-dessus
De leur asile et les abritaient de leur ombre.
Ces petits animaux se désaltéraient
au nectaire de la fleur, et leur univers
se bornait à ce délicieux réduit où s’accomplissait
leur obscure destinée, exempte de toute inquiétude :
Car ils ignoraient même qu’il y eût un autre monde.
Nés avec la fleur ,ils devaient mourir avec elle.
Garantis des intempéries par son tissu délicat,
enivrés de ses parfums, ils ne voyaient du ciel
que juste ce qu'il en fallait pour rappeler celui
qui leur avait donné l'être et aucune appréhension
du danger ne troublait cette voluptueuse sécurité.
J’enviai un moment leur sort, moi
pauvre créature errante, soumise aux moindres
variations atmosphériques, douée d'une quasi-éternité,
et condamnée à Vagabonder sur la terre et à
remonter sans cesse dans l’espace pour en être
précipitée sans cesse, jusqu’à ce que, retrouvant
mon expansion première, je me perdisse
dans l’éther où flottent les mondes !
Du moins, je l'espérais ainsi, ignorante que j'étais
des lois qui régissent notre planète ; mais j'étouffai
bientôt ces regrets qui rendaient plus pénibles
encore les vicissitudes auxquelles j'étais soumise.
Et puis, l’agitation et la souffrance n’ont-elles pas un sens ?
N’est-ce pas la vie ?
L'aspiration au mieux éternel vers lequel tend
toute créature intelligente ne comporte pas cette
quiétude absolue et pleine d'égoïsme
qui constituait la félicité de mes petits voisins.
Jouissant donc de l'instant de calme qui m’était accordé,
je me roulai amoureusement sur ma couche de velours blanc.
Une chèvre alléchée par la beauté de l'arbuste qui
nous recélait vint en brouter les fleurs en se
dressant le long du mur.
La secousse qu'elle imprima à la plante
me fit tomber dans le petit réservoir ménagé entre
les feuilles du grand chardon, afin
que les petits oiseaux auxquels il a donné son
nom ne mourussent pas de soif dans les jours
de grande sécheresse.
Je donnai un regret à mes humbles voisins,
qui étaient passés de leur profond repos
à un repos plus profond encore !
Fallait-il les plaindre, eux qui, n'ayant pas
en conscience de leur fin prochaine, avaient été
Dévorés tous ensemble roulés dans leur suaire merveilleux !