3 janvier 2022 1 03 /01 /janvier /2022 22:55

 

 

Claude-Emmanuel Lhuillier, dit Chapelle (1626-1686) homme de lettres français du Grand Siècle, resté dans l'histoire littéraire pour avoir été l'ami intime de trois auteurs majeurs de l'époque : Cyrano de Bergerac, D'Assoucy et Molière, et pour avoir écrit, avec François Le Coigneux de Bachaumont, un Voyage en prose et en vers qui a été le modèle de maints autres récits de même forme.



A Monsieur l'abbé de Chaulieu.

L'hiver

 

Cher abbé, souviens-toi qu'Horace

Veut qu'on mette pendant ces froids

Largement du vin dans la tasse

Et dans le foyer force bois.

Vois-tu nos arbres et nos toits

Soutenir à peine le poids

De la neige qui s'y ramasse ?

Vois-tu nos fleuves, comme en Thrace,

Si bien arrêtés pour deux mois,

Que bientôt à la même place,

Où roulaient les flots autrefois,

Tu verras rouler les charrois

Sur leur ferme et stable surface ?

 

Les aquilons ont glacé l'air ;

Le soleil n'ose plus aller,

Et, puisque tant de temps se passe

Sans qu'il paraisse dans les cieux,

Crois que le forgeron des dieux

Lui ferre ses chevaux à glace.

 

La terre aussi, s'émerveillant

De voir de la céleste voûte

Lui manquer le secours brillant,

De crainte se cache en déroute ;

Et, partout aux yeux défaillant,

S'en va bientôt faire, sans doute,

Au peuple brute banqueroute,

Qui n'a plus, dans tout son vaillant,

Que l'écorce du bois qu'il broute.

 

Plus desséché qu'un hareng pec,

Le poisson meurt sous ses entraves ;

Pour mettre de quoi dans leur bec,

Les oiseaux se font nos esclaves ;

Et nous-mêmes, sans choux ni raves,

Ne vivons dans ce rude échec

Que de ce dont Melchissédec

Reput Abraham et ses braves,

C'est-à-dire de beau pain sec,

Et du bon gros vin de nos caves.

 

Abbé, long sera ce désordre,

Qui tout l'univers a transi ;

Et nous va ce grand hiver-ci

Donner bien du fil à retordre.

Il a nos jardins endurci,

Et corrompu tous nos mets, si

Que qui peut y trouver à mordre

Au ciel doit un beau grand merci.

 

Tenons-nous donc, toi dans Évreux,

Où soir et matin tu festines

Avec la fleur des héroïnes,

Moi dans Anet, lieu plein de jeux

Et de bons vins, les plus fameux

De France et des îles voisines.

Aussi m'y crois-je tant heureux

Et comblé de faveurs divines,

Que, pendant tout ce temps affreux,

Pour en sortir, d'un mois ou deux

Ne feront place à mes bottines

Mes souliers, si tu ne le veux

Et qu'âprement tu ne t'obstines,

Ou que, pour faire au ciel des voeux,

Jussac, du bien vivre amoureux,

A Noel ne m'entraîne à matines.
 

Charles Denet - sortie Cathédrale Evreux sous la neige

Charles Denet - sortie Cathédrale Evreux sous la neige

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