4 mai 2025 7 04 /05 /mai /2025 17:11


 

Victor Hugo (1802-1885) poète, dramaturge, écrivain, romancier et dessinateur romantique français. 

 

 

Tous les bas âges sont épars

 

Tous les bas âges sont épars sous ces grands arbres.

Certes, l’alignement des vases et des marbres,

Ce parterre au cordeau, ce cèdre résigné,

Ce chêne que monsieur Despréaux eut signé,

Ces barreaux noirs croisés sur la fleur odorante,

Font honneur à Buffon qui fut l’un des Quarante

Et mêla, de façon à combler tous nos vœux,

Le peigne de Lenôtre aux effrayants cheveux

De Pan, dieu des halliers, des rochers et des plaines ;

Cela n’empêche pas les roses d’être pleines

De parfums, de désirs, d’amour et de clarté ;

Cela n’empêche pas l’été d’être l’été ;

Cela n’ôte à la vie aucune confiance ;

Cela n’empêche pas l’aurore en conscience

D’apparaître au zénith qui semble s’élargir,

Les enfants de jouer, les monstres de rugir.

 


Un bon effroi joyeux emplit ces douces têtes.

Écoutez-moi ces cris charmants. — Viens voir les bêtes !

Ils courent. Quelle extase ! On s’arrête devant

Des cages où l’on voit des oiseaux bleus rêvant

Comme s’ils attendaient le mois où l’on émigre.

— Regarde ce gros chat. — Ce gros chat c’est le tigre.

Les grands font aux petits vénérer les guenons,

Les pythons, les chacals, et nomment par leurs noms

Les vieux ours qui, dit-on, poussent l’humeur maligne

Jusqu’à manger parfois des soldats de la ligne.

 


Spectacle monstrueux ! Les gueules, les regards

De dragon, lueur fauve au fond des bois hagards,

Les écailles, les dards, la griffe qui s’allonge,

Une apparition d’abîme, l’affreux songe

Réel que l’oeil troublé des prophètes amers

Voit sous la transparence effroyable des mers

Et qui se traîne épars dans l’horreur inouïe,

L’énorme bâillement du gouffre qui s’ennuie,

Les mâchoires de l’hydre ouvertes tristement,

On ne sait quel chaos blême, obscur, inclément,

Un essai d’exister, une ébauche de vie

D’où sort le bégaiement furieux de l’envie.

C’est cela l’animal ; et c’est ce que l’enfant

Regarde, admire et craint, vaguement triomphant ;

C’est de la nuit qu’il vient contempler, lui l’aurore.

Ce noir fourmillement mugit, hurle, dévore ;

On est un chérubin rose, frêle et tremblant ; 

On va voir celui-ci que l’hiver fait tout blanc,

Cet autre dont l’oeil jette un éclair du tropique ;

Tout cela gronde, hait, menace, siffle, pique,

Mord ; mais par sa nourrice on se sent protéger ;

Comme c’est amusant d’avoir peur sans danger !

Ce que l’homme contemple, il croit qu’il le découvre.

Voir un roi dans son antre, un tigre dans son Louvre,

Cela plaît à l’enfance. — Il est joliment laid !

Viens voir ! — Étrange instinct ! Grâce à qui l’horreur plaît !

On vient chercher surtout ceux qu’il faut qu’on évite.

— Par ici ! — Non, par là ! — Tiens, regarde ! — Viens vite !

— Jette-leur ton gâteau. — Pas tout. — Jette toujours.

— Moi, j’aime bien les loups. — Moi, j’aime mieux les ours.

Et les fronts sont riants, et le soleil les dore,

Et ceux qui, nés d’hier, ne parlent pas encore

Pendant ces brouhahas sous les branchages verts,

Sont là, mystérieux, les yeux tout grands ouverts,

Et méditent.

 


Afrique aux plis infranchissables,

Ô gouffre d’horizons sinistres, mer des sables,

Sahara, Dahomey, lac Nagain, Darfour,

Toi, l’Amérique, et toi, l’Inde, âpre carrefour

Où Zoroastre fait la rencontre d’Homère,

Paysages de lune où rôde la chimère,

Où l’orang-outang marche un bâton à la main,

Où la nature est folle et n’a plus rien d’humain,

Jungles par les sommeils de la fièvre rêvées,

Plaines où brusquement on voit des arrivées

De fleuves tout à coup grossis et déchaînés,

Où l’on entend rugir les lions étonnés

Que l’eau montante enferme en des îles subites,

Déserts dont les gavials sont les noirs cénobites,

Où le boa, sans souffle et sans tressaillement,

Semble un tronc d’arbre à terre et dort affreusement,

Terre des baobabs, des bambous, des lianes,

Songez que nous avons des Georges et des Jeannes,

Créez des monstres ; lacs, forêts, avec vos monts

Vos noirceurs et vos bruits, composez des mammons ;

Abîmes, condensez en eux toutes vos gloires,

Donnez-leur vos rochers pour dents et pour mâchoires, 

Pour voix votre ouragan, pour regard votre horreur ;

Donnez-leur des aspects de pape et d’empereur,

Et faites, par-dessus les halliers, leur étable

Et leur palais, bondir leur joie épouvantable.

Certes, le casoar est un bon sénateur,

L’oie a l’air d’un évêque et plaît par sa hauteur,

Dieu quand il fit le singe a rêvé Scaramouche,

Le colibri m’enchante et j’aime l’oiseau-mouche ;

Mais ce que de ta verve, ô nature, j’attends

Ce sont les Béhémoths et les Léviathans.

Le nouveau-né qui sort de l’ombre et du mystère

Ne serait pas content de ne rien voir sur terre ;

Un immense besoin d’étonnement, voilà

Toute l’enfance, et c’est en songeant à cela

Que j’applaudis, nature, aux géants que tu formes ;

L’oeil bleu des innocents veut des bêtes énormes ;

Travaillez, dieux affreux ! Soyez illimités

Et féconds, nous tenons à vos difformités

Autant qu’à vos parfums, autant qu’à vos dictames,

Ô déserts, attendu que les hippopotames,

Que les rhinocéros et que les éléphants

Sont évidemment faits pour les petits enfants.
 

 Victor Hugo (1802-1885) - poète, dramaturge, écrivain, romantique français - Tous les bas âges sont épars 
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