Octavio Paz (1914-1998) poète, essayiste et diplomate mexicain,
Quatre peupliers
Comme derrière elle-même va cette ligne
qui se poursuit dans les limites horizontales
et dans l’occident toujours fugitif
où elle se cherche se dissipe
– comme cette même ligne
par le regard levée
change toutes ses lettres
en une colonne diaphane
résolue en une non touchée
ni entendue ni vue mais pensée
fleur de voyelles et de consonnes
– comme cette ligne qui n’en finit pas de s’écrire
et avant de se consumer se redresse
sans cesser de s’écouler mais vers le haut :
les quatre peupliers.
Aspirés
par la hauteur vide et là en bas,
dans une flaque faite ciel, dupliquée,
les quatre sont un seul peuplier
et ils n’en sont aucun.
Derrière, frondaisons en flammes
qui s’éteignent – le soir à la dérive –
d’autres peupliers déjà haillons spectraux
interminablement ondulent
interminablement immobiles.
Le jaune glisse vers le rose,
la nuit dans le violet s’insinue.
Entre le ciel et l’eau
il y a une frange bleue et verte :
soleil et plantes aquatiques,
calligraphie ardente
écrite par le vent.
C’est un reflet suspendu dans un autre.
Passages : palpitations de l’instant.
Le monde perd corps,
il est une apparition, il est quatre peupliers,
quatre mélodies mauves.
De fragiles branches grimpent par les troncs.
Elles sont un peu de lumière avec un peu de vent.
Va-et-vient immobile. Avec les yeux
je les entends murmurer des paroles d’air.
Le silence s’en va avec le fleuve,
revient avec le ciel.
Réel est ce que je vois :
quatre peupliers sans poids
plantés sur un vertige.
Une fixité qui se précipite
vers le bas, vers le haut,
vers l’eau du ciel dormante
en un svelte effort sans dénouement
pendant que le monde lève l’ancre vers l’obscur.
Pulsation de clartés dernières :
quinze minutes assiégées
que Claude Monet voit d’une barque.
Dans l’eau s’abîme le ciel,
en elle-même l’eau fait naufrage,
le peuplier est un coup de feu bleu :
ce monde n’est pas solide.
Entre être et ne pas être titube l’herbe,
les éléments s’allègent,
les contours s’estompent,
moires, reflets, réverbérations,
scintillement de formes et présences,
brume d’images, éclipses,
nous sommes ce que je vois : miroitements.