Frédéric Soutras (1814-1884) poète pyrénéen.
En 1864, il est un des fondateurs de la Société Ramond.
recueil "Ls Pyrénéennes ; rêves, pensées et paysages"
Pièce a été mise en musique par M. F. Soubies.
Août 1852.
Mon vieux bâton de houx
Dans une gorge où le vertige
Plane au bout d’un mont escarpé,
Où l’écume en flocons voltige,
Par un pâtre tu fus coupé ;
Rejeton d’une mâle tige,
Tu grandis parmi les cailloux,
Mon vieux bâton de houx.
Souvent, m’a dit le jeune pâtre,
Tu dirigeas ses pas errants,
Le soir, quand un voile grisâtre
Cachait l’abîme ou les torrents ;
Souvent aussi tu vins combattre
Avec les chiens contre les loups,
Mon vieux bâton de houx.
Je m’épris de ta rude écorce,
Du ferme tissu de ton bois,
Des grands noeuds qui disaient ta force,
Du sang qui disait tes exploits ;
Et du berger, qu’un rien amorce,
Je t’achetai pour quelques sous,
Mon vieux bâton de houx.
Le riche fier de sa cassette,
Pour t’avoir, ô mon seul trésor,
Viendrait en vain dans ma retraite,
Viendrait m’offrir ton pesant d’or ;
S’il insistait, gare à sa tête ! …
On ne guérit pas de tes coups,
Mon vieux bâton de houx.
Depuis quinze ans, toujours ensemble,
Fiers et confiants, nous allons
De la cascade où le roc tremble
A la neige des hauts vallons ;
Et l’amitié qui nous rassemble
Brave l’effort du temps jaloux,
Mon vieux bâton de houx.
Combien de fois, dans la tempête,
Solide et fort comme l’acier,
Tu m’as soutenu sur la crête
Ou sur les pentes du glacier,
Quand le sang sifflait dans ma tête,
Quand se dérobaient mes genoux,
Mon vieux bâton de houx !
Que de fois, le long des ravins,
Au bas des sentiers hasardeux,
En nous écorchant aux épines,
Nous avons roulé tous les deux !
Mais, l’oeil plein des choses divines,
Je m’écriais : relevons-nous,
Mon vieux bâton de houx !
Puis, quand le soir, avant la lune,
Nous ramenait dans les hameaux,
Pour contempler la vierge brune
Assise au pied des grands ormeaux,
Moi qui pourtant n’en aime qu’une,
Je m’arrêtais… instants bien doux,
Mon vieux bâton de houx !
Ainsi, défiant les abîmes,
Joyeux ou grave pèlerin,
J’ai visité les grandes cimes,
D’où le ciel luit comme un écrin ;
Et revenant des lieux sublimes,
Je disais : les hommes sont fous,
Mon vieux bâton de houx.
Maintenant, plus d’une blessure
Marque ma chair, marque ton bois ;
Le schiste aigu de sa morsure
Nous atteignit plus d’une fois ;
Mais nous avons la fibre dure,
Et vite se ferment nos trous,
Mon vieux bâton de houx.
Allons encor ! – tant qu’une haleine
S’exhalera de mes poumons,
Allons des brumes de la plaine
Aux lumineux sentiers des monts ;
Là haut, où l’aigle a son domaine,
Courons aux divins rendez-vous,
Mon vieux bâton de houx.
Enfin, de ses rides glacées,
Lorsque le temps m’aura flêtri,
Compagnon de mes odyssées,
Dans le repos du même abri,
Evoquant nos gloires passées,
Je te dirai : souvenons-nous,
Mon vieux bâton de houx !