Saint-Pol-Roux (1861-1940) poète symboliste français.
La poire
À Georges Courteline.
Panse ronde, elle pend, unique en mon verger, comme une étoile du
berger, elle pend sur le monde à la façon des lustres, cette poire
illustre à cent lieues à la ronde.
Parents, amis, disciples, marchands, traiteurs, maîtresses,
bonnes gens à foison, le cœur en pâmoison, les voici
tous autour du tronc, faisant mûrir ce centre qui serait
un ventre aux rayons convergents de leurs vœux, et vers sa gloire
Louis-Philippe volutent l’encens de leur pipe, les roucoulades
de leur flûte et l’ophidienne tresse de leurs blonds cheveux.
Sous son masque où brille un œil à forme de nombril,
le fruit de marbre assiste parmi l’arbre aux mille bruits
de la foule en louanges, tel un ange bouffi suspendu par un fil
à un nuage vert au-dessus d’une goule qui regarde en l’air.
Elle pressent, la garce, tant d’essaims de dents là-bas
dans la ruche des bouches que, dispose à la farce, de plus en plus
elle enfle sa baudruche et s’arrondit comme une femme
avant ses couches, et l’on te voit bientôt, ô poire des espoirs,
grosse en raison de l’appétit des grands et des petits,
tandis que se dilatent tes pépins, tes pépins identiques
aux rognons d’un lapin. Et de croître en croître elle s’enfle
et se gonfle à ce point qu’elle semble à la Nature mettre
un furoncle à moins que ce ne soit un goitre, cette poire
blette, énorme à croire que vraiment elle va pondre,
et mûre tellement qu’un rien de plus elle va fondre.
Mais un jour l’heure sonne où, cédant à son poids
pour ne pas dire à son dessein, la poire entre les poires,
notre Poire enfin, rompt son fil à la patte, choit à travers
l’espace, dégringole, éclate et pétarade ainsi qu’un derrière
chargé de ricin, s’épate veule dans les gueules béantes
au-dessous des nez, — et toutes les personnes sont empoisonnées !
Panse ronde, elle pend, unique en mon verger,
comme une étoile du berger,
elle pend sur le monde à la façon des lustres,
cette poire illustre à cent lieues à la ronde.